L’Allemagne et la France célèbrent ce 22 janvier le 60e anniversaire du Traité de l’Élysée. C’est un jubilée qui n’est pas donné à tous les États ! Quand Charles de Gaulle et Konrad Adenauer conclurent ce traité la réconciliation était bien engagée, mais ils souhaitaient sceller le rapprochement franco-allemand sur des bases assez concrètes, on dirait citoyennes aujourd’hui, et ils envisageaient des rapprochements sur certains sujets : affaires étrangères, défense, éducation et jeunesse…
Les premiers jumelages de villes étaient déjà nés. En 1963, on en dénombre plus de 130, des jumelages de régions également avec Bourgogne-Rhénanie-Palatinat. Le tout premier jumelage est conclu dès 1950 entre Ludwigsburg et Montbéliard, dont le maire, Lucien Tharradin, est un rescapé de Buchenwald, ce qui illustre l’engagement et le rôle éminent des résistants dans l’œuvre de réconciliation. En 1963, est créé l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, l’Ofaj, qui depuis 60 ans a fait se rencontrer plus de 9 millions de jeunes des deux rives. Un succès remarquable !
Entre la France et l’Allemagne il y a donc, depuis cette grande époque fondatrice, fréquemment de quoi commémorer… Mais si les commémorations font partie de nos rituels politiques et sociaux, elles cachent bien souvent le quotidien des contradictions et des malentendus, pour reprendre le titre de l’ouvrage dirigé par Jacques Leenhardt et Robert Picht (Au jardin des malentendus, le commerce franco-allemand des idées). Des malentendus franco-allemands subsistent et risquent de jeter une ombre sur nos perceptions communes, de mettre la sincérité de l’amitié à l’épreuve. Il faut donc leur porter attention car la relation amicale franco-allemande a besoin d’être comprise et acceptée dans sa globalité. Elle doit constater ses désaccords plutôt que de laisser le champ libre aux non-dits.
Nous devons accepter nos différences, cela parait une condition de l’amitié, et des différences il y en a, souvent marquées par les clichés encore véhiculés aujourd’hui : l’Allemand, travailleur et discipliné, un peu tristounet, le Français, décontracté, accommodant et quelque peu imbu de sa personne… Qui y voit le portrait en gloire du chancelier ou du président de la République n’est pas forcément très loin de la réalité mais il ne faut pas non plus se prendre les pieds dans le tapis (rouge). Près des tapis rouges justement, arrêtons-nous. Ils sont déroulés dimanche 22 janvier à Paris.
D’abord quelques observations, de portée symbolique, je l’assume. Au premier coup d’œil, la France et Allemagne nous livrent de bien déconcertants messages visuels, une palette irrégulièrement chamarrée.
Ainsi, quand on évoque les ors de la république, on sait tout de suite de quel pays on parle. En fait, ces ors étincellent pour mieux laisser vivre leurs secrets, et même peut-être les plus inavouables… Le cinéma a déjà souvent projeté ses éclairages sur la rue du Faubourg Saint-Honoré ou le Quai d’Orsay, pour ne citer que Francis Girod, Christian Vincent et Bertrand Tavernier. Ces ors, pas toujours adaptés à l’épure de la modernité, dans leur magnificence, focalisent l’attention et la nature du régime politique de la Ve République si grandement incarnée par de Gaulle et ses successeurs. Sur les parquets historiques, toujours grinçants et odorant la cire, il faut bien des gobelins ! Et donc, depuis des lustres, dans une ambiance… lustrée et feutrée, les épais tapis absorbent bruits et frissonnements. Tandis que dans les cours d’honneur de nos palais, sous les pas, les gravillons crépitent. Les gravillons crépitent, la collection rouge et or étincelle, c’est une chose entendue. Vive la France !
On ne retrouve pas cet environnement du côté allemand où le gris l’emporte, hélas, pour les décors, certes accessoirement fleuris. L’aigle impérial républico-fédéralisé veille sur une Allemagne contemporaine et figée dans une architecture de béton décoffré, d’acier et de verre, c’est frappant à Berlin, redevenue capitale voilà 30 ans, une Allemagne à vrai dire peu flamboyante, mais ô combien tatillonne sur le protocole. Qui l’eût-dit de ce beau pays ?
Car le protocole n’est pas une exclusivité française, l’Allemagne n’est pas un modèle de sobriété. En effet, un apparat obligatoire, particulièrement subtil et solennel, existe dans cette république… aux cinquante nuances de gris : c’est le cérémonial, inconnu en France, de la prestation de serment des nouveaux ministres, tant au niveau des Länder qu’au niveau fédéral. Ledit serment est prêté publiquement à la tribune du président de l’assemblée parlementaire idoine dans le cadre d’une cérémonie assez ostentatoire, avec de plus en option une mention religieuse (« avec l’aide de Dieu »). Cela en dit long sur les prudences constitutionnelles, sur le respect de l’éthique de ce régime parlementaire. Toujours est-il qu’on ne badine pas avec la mise en scène en Allemagne. Qui l’eût-dit de ce beau pays ?
Autre signe distinctif et surprenant de solennité des nouvelles équipes ministérielles en Allemagne : le dresscode. Pour leur entrée en fonction, les ministres sont tous de noir vêtus. Les dames s’autorisent parfois un peu de couleur mais unie. La recommandation « costume sombre/robe courte » (!) est utilisée « depuis des décennies » pour les rendez-vous solennels de mi-journée. Guindés comme de jeunes diplômés des high-schools, les ministres reçoivent leur décret de nomination dans un dossier en moleskine. De même, la classe politique en son entier commémore pompeusement avec noirceur lors des grandes cérémonies, les „Staatsakte“ ou pour la fête nationale. Ce deuil vestimentaire est-il une marque de soumission à l’autorité, un gage à l’influence protestante ? Il rajoute de la rigueur mais également de la majesté à la vie politique allemande qui, finalement, se résume souvent à du noir sur un fond gris…
En France, la tenue noire très stricte habillait Arpagon ou les veuves de guerre, elle n’est pas très en vogue sur les escaliers donnant sur la Grille du Coq. Les gouvernements français ne renoncent aux fantaisies personnelles de la couleur que pour les enterrements. Et encore, il ne s’agirait pas d’être confondu avec un huissier, métier dont la noblesse est bien souvent méprisée par ceux qui les croisent.
Le décor ainsi planté tout peut arriver, surtout le meilleur : l’Ofaj, la brigade franco-allemande, Arte, les accolades… Mais si, lors des commémorations du soixantième anniversaire du Traité de l’Élysée, le chancelier, un peu tristounet, et le président de la République, un peu imbu de sa personne, s’en tiennent à maintenir l’unanimisme des apparences ou à flatter des convergences a minima, alors, nul doute que les malentendus franco-allemands ont encore de l’avenir. Surtout avec une si mauvaise communication !
Nuances sur la guerre en Ukraine, les stratégies militaires, l’interventionnisme économique, la gestion de la crise pandémique, renoncements en matière d’enseignement de la langue partenaire, divergences sur la construction européenne et l’orthodoxie budgétaire, tout semble opposer les deux pays actuellement, la presse se fait un régal du désintérêt allemand, des annonces non coordonnées… Le chancelier vient de déclarer dans un cadre festif que « le moteur franco-allemand est une machine à compromis, bien huilée, mais parfois bruyante et marquée par un travail acharné« . Le président de la République invite la France et l’Allemagne à « devenir « pionnières de la refondation de notre Europe« . Comme d’habitude, l’un s’attache à définir une méthode, l’autre formule des projets tout simples.
Les partenaires ne devraient-ils pas aborder plus franchement leurs désaccords sur l’Europe, sur les droits sociaux de leurs citoyens ou la place des langues, pour aller de l’avant ? Et surtout dès 2023, ne devraient-ils pas alléger le protocole en Allemagne et introduire la prestation de serment en France ? Religion mise à part, il ne faut rien exagérer !
Par Philippe Loiseau
Les deux gouvernements:
Les deux ministres qui ont osé le rouge sont des sociales-démocrates !