La mandature 2021-2025 du Bundestag s’achève sept mois avant son terme. Les conservateurs ont imposé des élections anticipées à la coalition sortante (Sociauxdémocrates, Verts, Libéraux) qui a explosé début novembre suite au limogeage du ministre des finances, du parti libéral, par le chancelier. De profonds désaccords politiques perturbaient le travail de l’équipe gouvernementale et, pire, sa communication publique. Du gouvernement d’Olaf Scholz et de sa majorité tripartite au Parlement il ne reste ainsi que les sociaux-démocrates et les Verts, minoritaires aujourd’hui au Parlement. Le chancelier a dû poser la question de confiance, en accord avec les conservateurs de la CDU, dans le but de provoquer un vote minoritaire, premier pas vers la convocation de nouvelles élections.
Le cadre constitutionnel
L’Allemagne est un État fédéral. Conçue en 1949 pour mettre fin définitivement aux turpitudes des nazis la Constitution du pays, sa Loi fondamentale, en est le fondement, et le fédéralisme en est son principe. Les 16 régions (Länder) allemandes disposent d’organes élus puissants (parlement, gouvernement,…), de domaines de compétences propres (santé, police, éducation,…), d’un droit d’initiative législatif partagé avec le Bund (niveau fédéral) dont les organes, connus à des degrés divers, sont le Bundestag (le Parlement), la chancellerie fédérale, la présidence fédérale et le Bundesrat (conseil fédéral), la chambre des régions.
L’élection des députés du Bundestag est l’alpha et l’oméga démocratique puisque le ou la chancelier(e) est issu(e) de la majorité qui s’en dégage. Elle se déroule à un seul tour dans lequel l’électeur dispose de deux voix : une voix dans une des 299 circonscriptions territoriales pour désigner un ou une député(e) à la majorité simple, et une voix pour une liste partisane au niveau du Land. C’est cette deuxième voix au mode de scrutin proportionnel qui fait la force des groupes. Le Bundestag compte actuellement 710 membres, au lieu de 598 prévus dans la loi électorale. Le prochain Bundestag en comptera 630 au maximum suite à une réforme visant à réduire des effectifs devenus pléthoriques.
Dans ce parlementarisme équilibré, les majorités absolues d’un seul parti sont rares désormais, le paysage politique étant de plus en plus morcelé. La forme la plus courante de gouvernance est la coalition – sur la base de majorités parlementaires préalablement constituées – négociée entre partis, tant au niveau des Länder que de l’État fédéral. Avant l’élection chacun défend ses positions, sauf en cas d’accords anticipés, et notamment l’utilité de donner ses deux voix au même parti… Les élections régionales se déroulent au fil de l’eau, selon les lois régionales, et donnent donc souvent l’image d’un pays en campagne permanente, quand Hambourg ou la Bavière votent…
Le contexte politique
Depuis les dernières élections régionales justement, en Saxe, en Thuringe et dans leBrandebourg (trois Länder de l’ex-RDA) à l’automne 2024, de nouvelles coalitionssont nées :
- En Saxe, où la droite est dominante, l’AfD (Alliance pour l’Allemagne, le partid’extrême droite) a rassemblé 30,6% des suffrages et talonne l’Union chrétienne-démocrate (CDU), 31,9%, le BSW, nouveau parti issu de la scission des néo-communistes Linke, 11,7%, les Sociaux-démocrates 7%, les Verts, 5% et les Linke,4,5%. Suite aux refus d’alliances avec l’extrême droite, une coalition degouvernement minoritaire CDU-SPD s’est formée, sans accord avec le BSW. Fragileédifice !
- En Thuringe, les néo-communistes des Linke perdent leur leadership, avec 13%(-18%). L’AfD a rassemblé 32% des suffrages (+9%), loin devant l’Union chrétienne-démocrate avec 23,5%, le BSW, 15,8%, le SPD n’obtenant que 6%. Une coalition degouvernement CDU-SPD-BSW s’est formée. Téméraire accord !
- Dans le Brandebourg, terre sociale-démocrate autour de Berlin, le SPD semaintient bien, à 31%, mais de justesse devant l’AfD, 29,2%, le BSW 13,5% et l’Unionchrétienne-démocrate, 12,5%. Une coalition de gouvernement SPD-BSW s’estformée. Curieuse nouveauté là aussi !
Fondé en 2024, ce nouveau parti BSW, taillé sur mesure par l’ex-égérie des Linke (et,à la ville, conjointe d’Oscar Lafontaine, le Sarrois, ancien ministre des Finances duchancelier Schröder, ex-SPD, ex-Linke) Sahra Wagenknecht (d’où le sigle du partiavec ses initiales !), promeut à la fois les thèmes sociaux, pacifistes (aux accents pro-russes & anti OTAN) et le contrôle de l’immigration. Il n’est pas encore assuré derentrer au Parlement fédéral le 23 février prochain mais affaiblit considérablementles Linke. C’est une aventure assez personnelle, avec un recrutement des adhérentssur candidature et entretien… On n’est jamais trop prudent !
Le BSW est en proie à des crises de croissance, des cadres démissionnent rejetant le culte de la personnalité qui s’est répandu en son sein. Wagenknecht a déclaré que Mme Merkel « est la mère de l’AfD et de nombreux problèmes dans le pays »1.
Nonobstant ces crises, l’AfD, repoussoir pour tous les coalitionnaires potentiels malgré quelques collaborations locales avec les conservateurs ou les libéraux, est très fort sur ces territoires de l’ex-RDA (30%+), ce qui, jusqu’à aujourd’hui et principalement après ces élections régionales, explique la constitution de coalitions politiques hétéroclites, en cordon sanitaire. Nombreux dans ces régions, méfiants vis à vis de “la presse du mensonge” ( Lügenpresse, dixit AfD ) critiquent ces postures de “l’establishement” mais s’arrangent du fait qu’Elon Musk soutienne officiellement l’AfD et intervienne dans ses réunions publiques. Sur les cartes politiques, le pays semble à nouveau coupé en deux.
Une nouvelle situation …
Pour les élections fédérales du 23 février, les sondages indiquent tous un affaiblissement des sociaux-démocrates autour de 15-16%, selon les sources (-10 points par rapport à 2021). Les Verts, menés pas le ministre Robert Habeck, demeurent à peu près stables à 14-15%, les libéraux sont en chute libre à 4% (-7%), l’Union chrétienne-démocrate stable entre 29 et 31% (+5+7%), mais l’AfD doublerait son score de 2021 à 20-21%, tendance haussière…au fil des jours. Aucun autre parti n’est assuré, toujours selon les enquêtes d’opinion, de conserver ou de conquérir un groupe politique. Un seuil de 5% est exigé pour obtenir des sièges. Si seuls quatre partis étaient représentés dans la prochaine mandature, cela laisserait peu d’options pour une coalition avec l’Union chrétiennedémocrate… parti qui devrait arriver en tête des élections.
La dureté de la campagne depuis l’automne trouve sa source dans le besoin de revanche des conservateurs sur la coalition sortante au bilan mitigé : La croissance économique est en berne, la crise de l’industrie automobile fait rage, des projets du gouvernement sont contestés, accouchés dans la douleur et la confusion. C’est le chancelier qui est le plus critiqué pour son effacement, son manque d’autorité, voire d’empathie (au départ avec l’Ukraine), sa communication a minima… comparé à la présence médiatique et l’aura de certains ministres. Les humoristes s’en donnent à coeur-joie sur ce gouvernement qui serait sa propre opposition… La coalition est attaquée de toutes parts, ses quelques avancées en matière sociale et environnementale passent inaperçues.
… qui rattrape la politique
Une actualité brûlante a bouleversé les agendas. Des attentats perpétrés par desindividus perturbés, plus ou moins islamistes, souvent des demandeurs d’asile, effraientle pays, des assassinats horribles à la voiture folle, à l’arme blanche à Solingen,Mannheim, Magdeburg et tout dernièrement Aschaffenburg où un demandeur d’asile2 afghan, expulsable, a poignardé à mort un jeune enfant de 3 ans qui jouait avec seséducatrices dans un parc.
L’indignation va de pair avec l’impuissance de la puissance publique, les retards de lajustice et des forces de l’ordre, l’inquiétude gagne. Des manifestations géantes contrel’extrême droite, et pour la démocratie (!) se déroulent après chaque drame. Le climatdélétère ainsi créé est du pain bénit pour l’AfD, qui a beau jeu de relever lesincohérences établies ou supposées des politiques migratoires et sécuritaires desgouvernements, y compris ceux de l’ex-chancelière Angela Merkel qui avait pris ladécision en 2015 d’ouvrir les frontières à des centaines de milliers de réfugiés.
La question de l’immigration – et de la sécurité – s’est donc imposée comme le thèmeprincipal de la campagne, thème avec lequel les sociaux-démocrates et les verts n’ontvéritablement rien à gagner, sinon à montrer du doigt certains Länder pour leurmauvaise politique, mettre en avant un bilan fort modeste de gestion des flux, quelquesstatistiques de reconductions à la frontière de personnes présentes sur le territoire sanstitre valable3. La ministre de l’Intérieur s’est déjà prononcée mi-2024 pour unrenforcement de la législation du port d’armes, en particulier des couteaux, leurinterdiction dans les transports publics et dans certaines zones entre 20h et 6h dumatin… Mesure mise en place par des communes qui a suscité doutes et sarcasmes surson efficacité. Les gens veulent plus de sécurité… Globalement, le positionnementidéologique du gouvernement dans la tradition humaniste d’accueil et conforme auxrègles du droit d’asile semble éloigné des réalités, il se mue en piège électoral.
Le Bundestag s’embrase
Il fallait donc que Friedrich Merz, le candidat de l’Union chrétienne-démocrate, souhaitant pousser son avantage, brise les tabous, les non-dits, enflammant les débats voilà quelques jours au Parlement. Il a ainsi déposé un plan en cinq points pour vaincre l’immigration clandestine. Fort légitime ! Mais il a d’abord fait référence aux derniers attentats, celui d’Aschaffenburg, pour affirmer son ras-le-bol, sa tolérance-zéro, pour justifier son initiative, dénonçant la politique laxiste actuelle. Merz, qui, à bientôt 70 ans, n’a jamais exercé la moindre responsabilité ministérielle dans sa vie politique, a surtout déclaré avec véhémence qu’il avancerait « sans aucun compromis » sur ses textes, et « sans regarder ni à gauche, ni à droite qui les voterait » affirmant qu’un bon texte adopté ne devient pas illégitime s’il recueille des « mauvaises » voix… C’était un appel du pied on ne peut plus clair à l’extrême-droite qui siège avec 76 députés au Parlement (sur 733). Sociaux-démocrates, verts et néo-communistes, ulcérés, se sont empressés de ne pas rejoindre cette initiative…
Le premier vote sur une motion en cinq points « Refoulement des demandeurs d’asile aux frontières » a donc été acquis avec les voix de la CDU, des libéraux (qui ont vite rompu avec SPD et Verts) et… de l’AfD par 348 voix contre 344. C’est sans précédent ! Les débats ont eu lieu mercredi 29 janvier, juste après une séance de souvenir commémorant le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration… contexte pour le moins embarrassant, selon beaucoup de députés de la coalition.
Expliquant son point de vue après l’adoption de son texte, le candidat à la chancellerie de l’Union a déclaré : « Je ne cherche pas d’autres majorités que celles qui se trouvent au centre démocratique de notre Parlement4». Il a été accusé d’avoir « ouvert les portes de l’enfer » par le président du groupe social-démocrate. L’AfD jubile et revendique son copyright sur les thèmes et argumentaires utilisés par la CDU fin janvier. Ces deux partis se querellent mais là, il y a eu un vote commun.
Au Parlement, l’émotion est palpable, le concept de « mur coupe-feu » entre partis « démocratiques » contre l’extrême droite réapparait dans ce moment de rupture. Un second scrutin sur la sécurité deux jours plus tard, toujours à l’initiative des conservateurs, a, lui, échoué (338 pour, 349 contre) du fait de l’abstention et de votes contre au sein de la CDU et des libéraux… Des remords ? « Je suis personnellement très en paix avec moi-même pour avoir au moins essayé.5» a dit Friedrich Merz. Fait rare, l’ancienne chancelière s’est exprimée publiquement pour critiquer ces votes, s’estimant sans doute aussi critiquée pour sa politique en 2015. « Je pense que c’est une erreur (…) de permettre ainsi, le 29 janvier 2025, une majorité avec les voix de l’AfD pour la première fois lors d’un vote au Bundestag allemand.6 ». L’Union chrétienne-démocrate peut avoir un problème d’inventaire…
La campagne des élections législatives semble complètement phagocytée par les controverses migratoires et sécuritaires, l’Allemagne rejoint ainsi un concert européen… où les extrêmes droites imposent leurs thèmes et participent à des majorités parlementaires, comme en Belgique, en France et peut-être bientôt en Autriche ? L es enquêtes d’opinion sont très stables malgré les affrontements des semaines dernières, tous pensent déjà à une grande coalition (CDU/SPD).
Alors, quels scénarios possibles pour le 23 février ?
- Le pari de la CDU est confirmé par les enquêtes d’opinion, ce qui n’est pas encore le cas, et dans les urnes. Son objectif est d’obtenir au moins 35% des suffrages. Une coalition du centre « démocratique de notre Parlement » serait alors envisageable avec les sociaux-démocrates, quoique douloureuse pour eux, plutôt qu’avec les verts, détestés par les conservateurs pour leur politique économique (comme l’interdiction de construction de nouveaux lotissements de maisons individuelles, jugés néfastes pour le climat), et favorables à une plus grande ouverture des frontières.
- Le pari de la CDU échoue, son résultat reste sous la barre des 30% et au profit de l’AfD qui peut gagner encore quelques points. La CDU ayant promis ne pas construire de projet politique et de gouvernement avec l’extrême droite, sa base sera plus étroite, rendant une coalition plus difficile avec le SPD, à condition que celui-ci dépasse les 15% sans quoi il ne serait pas exclu qu’une coalition à deux (CDU/SPD) n’ait pas de majorité en sièges… Cela dépend donc aussi du nombre de partis représentés au Parlement.
- Moins probable, un bouleversement politique majeur se produit, avec une extrême droite en position de force comptant 160 ou 180 députés, provoquant une union sacrée en cordon sanitaire, comme les partis savent si bien le faire…
Les jeux ne sont pas faits, rien ne va plus ?
Philippe Loiseau



- (DPA, Focus, fev. 2025) ↩︎
- L’Allemagne a enregistré un total de 229 751 demandes d’asile en 2024 (-30 % //2023), mais un nombre importantau 7e rang des dernières années. (Déclarations CDU, fev.2025) ↩︎
- En 2024, environ 83 000 entrées régulières a diminué d’environ 35 % par rapport à l’année précédente et a atteintson niveau le plus bas depuis 2021. Le nombre de « personnes directement tenues de quitter le territoire » s’élève à42 300 (décembre 2024). Il s’agit de personnes qui n’ont pas renouvelé leur permis de séjour et qui ont peut-être déjàquitté le pays. (wiki) ↩︎
- Magazine Der Spiegel, 01/02/2025 ↩︎
- idem ↩︎
- https://www.buero-bundeskanzlerin-ad.de/erklaerungen/erklaerung-von-bundeskanzlerin-a-d-dr-angela-merkelzur-abstimmung-im-/ ↩︎