À l’approche des scrutins présidentiel et législatifs de novembre prochain aux États-Unis, Flore Kayl, consultante et membre du think tank La France et le monde en commun, analyse la nature politique du mouvement ultra-conservateur Moms for Liberty et l’évolution de son influence.
Association à but non lucratif créée en 2021 en Floride sous l’impulsion de trois femmes souhaitant défier les restrictions sanitaires liées à la pandémie de Covid-19 dans les écoles publiques (port du masque, distanciation, vaccination, etc.), Moms for Liberty, aussi appelée M4L, s’est rapidement déployée dans tous les États américains. Moms for Liberty rassemble aujourd’hui des mères de famille conservatrices et se donne pour mission de défendre la place des parents dans l’éducation scolaire de leurs enfants. Force politique mobilisant l’électorat des mères de famille ou mouvement citoyen spontané qui s’essouffle, M4L doit décider de son futur.
« We partner with teachers but we do not co-parent » (« Nous collaborons avec les enseignants mais nous ne faisons pas de coéducation ») ou encore « We do not co-parent with the government » (« Nous n’élevons pas nos enfants avec le gouvernement ») : ces slogans résument bien l’approche de Moms for Liberty1.
Ce sont la pandémie de Covid-19 et les restrictions sanitaires dans les écoles qui ont poussé Tina Descovich, Tiffany Justice et Bridget Ziegler à fonder cette association depuis le comté de Brevard en Floride. Elle avait pour but initial de lutter contre les obligations de port du masque dans les écoles et la fermeture prolongée des écoles publiques. Le mouvement s’est rapidement répandu dans toute la Floride et au-delà, car il représentait une voix d’opposition supposément pleine de bon sens, qui séduisait de nombreux parents au-delà de toute tendance politique.
D’ailleurs, et c’est là un des paradoxes de Moms for Liberty, le collectif se revendique non partisan depuis le premier jour 2. Pourtant, Bridget Ziegler est l’épouse de Christian Ziegler, alors vice-président du Parti républicain de Floride et allié de Ron DeSantis, gouverneur de Floride. Si Bridget Ziegler a quitté M4L quelques mois après sa création, elle en est restée proche et son mari déclarait que le mouvement avait bénéficié au Parti républicain, permettant d’impliquer des jeunes femmes de 20, 30 ou 40 ans qui ne s’étaient auparavant jamais intéressées à la politique. En 2021, le nombre d’électeurs inscrits au Parti républicain floridien a dépassé pour la première fois celui du Parti démocrate.
Les Ziegler sont tombés en disgrâce fin 2023 à la suite d’un scandale sexuel et d’une accusation de viol impliquant Christian Ziegler, devenu entre-temps président du Parti républicain3. Cela nuit fortement à l’image de Moms for Liberty, qui tente de se dissocier du couple. Si Christian Ziegler a été débarqué début janvier 2024 de la présidence du parti, Bridget Ziegler conserve pour l’instant son poste au conseil d’administration de Disney World, qu’elle avait obtenu à la suite du combat de Ron DeSantis contre l’entreprise de Mickey au sujet de la célèbre loi surnommée « Don’t Say Gay » (« Ne parlez pas des gays »), interdisant les discussions autour de l’identité de genre et le changement de genre dans les écoles floridiennes.
Alors que la pandémie de Covid-19 s’éloigne en 2022, Moms for Liberty se lance dans la bataille de la guerre culturelle dans les écoles, sujet hautement politisé par le Parti républicain floridien et son gouverneur : le projet est de lutter contre le « wokisme » dans l’enseignement et d’obtenir le retrait de livres jugés partisans ou « woke ». « Our parental rights do not stop at the classroom door » (« Nos droits de parents ne s’arrêtent pas au seuil des salles de classe ») : Moms for Liberty s’implique pour contrôler ce qui est enseigné aux enfants.
L’association utilise alors deux outils principaux. D’une part, les deux lois floridiennes « Stop W.O.K.E Act » et « Don’t Say Gay » votées au printemps 2022, qu’elle a contribué à écrire en partenariat avec le bureau du gouverneur DeSantis. La première permet à tout parent de Floride de s’opposer à un cours qui enseignerait, par exemple, que les États-Unis souffrent d’un racisme systémique. La seconde permet de censurer un livre qui parlerait d’homosexualité et de violence comme Les Cerfs-volants de Kaboul de Khaled Hosseini, ou un livre qualifié de pornographie pour quelques lignes descriptives jugées inappropriées comme Le Journal d’Anne Franck. De tels ouvrages pourraient être retirés des bibliothèques scolaires à la demande d’un parent soucieux de ne pas heurter la sensibilité de son enfant. Enfin, la loi « Don’t Say Gay » pourrait soumettre un professeur qui parlerait de transition de genre en classe à des poursuites légales. Il existe une part non négligeable de fantasme dans cette peur des Moms for Liberty, car il n’a pas été prouvé que des professeurs fassent du prosélytisme en faveur du changement de genre dans les écoles primaires.
D’autre part, Moms for Liberty s’implique dans les élections de parents d’élèves dans les conseils d’administration des écoles : l’association présente des candidates formées qu’elle surnomme ses joyful warriors (« joyeuses guerrières ») dont elle soutient financièrement les campagnes électorales. En 2022, surpris par la mobilisation autour de ces élections qui motivent habituellement peu les électeurs, les démocrates n’ont pas réagi à temps et 55% des 500 candidates soutenues par Moms for Liberty l’ont emporté.
Le mouvement s’est donc politisé, voire durci : d’une association de terrain composée de mères en colère est né un mouvement politique qui reçoit des financements du think tank conservateur Heritage Foundation et du Leadership Institute qui a formé entre autres l’ancien vice-président Mike Pence et le chef de file des républicains au Sénat Mitch McConnell. En 2022, M4L a également reçu 100 000 dollars4 d’une association caritative de Julie Fancelli, une importante donatrice républicaine. Héritière de la chaîne de supermarchés Publix, Fancelli avait contribué au financement du rassemblement organisé autour de Donald Trump le 6 janvier 2021 au mot d’ordre « Stop The Steal » (« Arrêtez le vol » [des votes]). Le mouvement reçoit aussi d’autres dons, y compris un d’un million de dollars d’après les comptes officiels, mais pour lequel le nom du généreux donateur n’est pas public.
Moms for Liberty dispose aujourd’hui de sections dans 48 États américains. Forte de 130 000 membres, elle tire sa vitalité de réunions régulières organisées chez ses membres, façon réunions tupperware, qui prennent la forme de discussions autour de l’actualité ou de certains paragraphes de la Constitution américaine qui sont lus et débattus.
L’association a organisé en juin 2023 à Philadelphie un congrès national, qui a attiré tous les candidats républicains à l’élection présidentielle de 2024, de Donald Trump à Ron DeSantis en passant par Nikki Haley5. Donald Trump y a déclaré : « In school board races, PTA meetings and town halls across the nation, you have taught the radical left Marxists and communists a lesson they will never forget: Don’t mess with America’s moms. (…) You’re the best thing that’s ever happened to this country » (« Que ce soit lors des élections aux commissions scolaires, des réunions parents-professeurs ou des réunions publiques à travers tout le pays, vous avez rappelé aux communistes et aux gauchistes marxistes une leçon qu’ils n’oublieront jamais : il ne faut pas plaisanter avec les mamans de l’Amérique. Vous êtes la meilleure chose qui soit arrivée à ce pays »)6.
Quelle est l’influence réelle de Moms for Liberty ? Après trois ans d’existence, le mouvement montre des signes d’essoufflement et des problèmes surviennent. En 2023, seulement 42% des 202 candidates présentées par M4L aux élections des conseils d’administration scolaires ont été élues : on constate une baisse du nombre de candidates et moins de réussite pour celles-ci. Par ailleurs, quelques ambassadrices M4L ont perturbé bruyamment certaines réunions de commissions scolaires, voire se sont lancées dans des campagnes d’intimidation et de harcèlement7 envers d’autres mères élues et opposées à leurs idées conservatrices, certains professeurs et des membres de l’administration. Ces excès ont apporté une presse négative à M4L. Le scandale Ziegler a aussi clairement terni l’image du mouvement, parfois moqué et surnommé « Moms for Libertines ».
Enfin, sa couleur politique à la droite de l’échiquier enferme Moms for Liberty dans un créneau plus étroit qu’à ses débuts. Après l’effet de surprise initial, M4L est aujourd’hui un mouvement bien identifié pour ses positions très conservatrices. Le Southern Poverty Law Center (Centre sur le droit et la pauvreté dans les États du Sud), une organisation non gouvernementale de protection des droits civiques, a même inscrit M4L sur la liste des groupes haineux aux États-Unis8 et pouvant être considérés comme d’extrême droite.
En face, les ripostes ont eu le temps de s’organiser. Plusieurs groupes de mères progressistes se sont créés, comme STOP Moms for Liberty ou le Cultural Competency Council dans le Tennessee, ou encore One Willco, un groupe de parents afro-américains choqués de découvrir que le thème de l’esclavage était minimisé et enseigné comme quelque chose de bénin lors des sorties scolaires9. Un des symboles de ralliement de ces groupes progressistes est l’hippocampe. Certains membres de Moms for Liberty au Tennessee souhaitaient censurer des livres sur cet animal marin car, chez les hippocampes, ce sont les mâles qui portent les œufs fécondés. Ces livres de biologie animale étaient donc accusés de banaliser l’image des mâles et des hommes enceints. Le bon sens a prévalu et ils n’ont pas été censurés.
En ce début d’année 2024, le mouvement Moms for Liberty est à la croisée des chemins et doit décider de son futur. Rester un mouvement de terrain ou assumer sa couleur politique et devenir une force qui pèse dans les élections ? Si Donald Trump est réélu à la présidence des États-Unis en novembre 2024, il est probable que des membres dirigeants de M4L obtiennent des postes dans l’administration Trump II et que l’on continue à entendre parler du mouvement qui gagnerait alors en influence. En cas de victoire de Joe Biden en novembre 2024, M4L devra se positionner et envisager son futur, militant ou pas pour le Parti républicain.
Quoi qu’il en soit, le vote des femmes, et en particulier celui des mères de famille, doit être pris en compte par les deux partis lors de cette élection présidentielle à haut risque, et leurs doléances doivent être entendues. Selon une analyse du Pew Research Center de 202010, les Américaines ont davantage voté que leurs compatriotes masculins à chaque élection présidentielle depuis 1984.
Cette réflexion doit s’étendre également à la France, où le vote des mères de famille (et plus largement des parents d’enfants scolarisés) est également ciblé par les conservateurs de Reconquête via l’association Parents vigilants créée par Éric Zemmour en 2022. Comme Moms For Liberty, Parents vigilants a présenté des candidats aux élections des fédérations de parents d’élèves en octobre 2023. En France comme aux États-Unis, l’éducation et l’implication des parents dans celle-ci seront des enjeux stratégiques pour les futures échéances électorales.
Flore Kayl – en partenariat avec la Fondation Jean Jaurès
- Cortney O’Brien, « Parents fume over Biden’s remark students are teachers’ children: ‘We do not co-parent with the 1. government’ », Fox News, 3 mai 2022. ↩︎
- Katie LaGrone, « Founders of controversial Moms for Liberty group set record straight on who they are and who they’re 2. not », ABC Action News, 3 décembre 2021. ↩︎
- Gary Fineout, « Ousted Florida GOP leader Christian Ziegler won’t be charged with rape », Politico, 19 janvier 2024. ↩︎
- Ali Swenson, « Far-right group Moms for Liberty reports more than $2 million in revenue in 2022 », PBS, 17 novembre 4. 2023. ↩︎
- Denise Royal, Carlos Suarez et Ray Sanchez, « Moms for Liberty faces new challenges and growing pushback over its 5. conservative education agenda », CNN, 3 février 2024. ↩︎
- Ibid. ↩︎
- Katie LaGrone, « Founders of controversial Moms for Liberty group set record straight on who they are and who they’re 7. not », ABC Action News, 3 décembre 2021. ↩︎
- SPLC, Hate map, 2022. ↩︎
- Paige Williams, « The Right-Wing Mothers Fueling the School-Board Wars », The New Yorker, 31 octobre 2022. ↩︎
- Ruth Igielnik, « Men and women in the U.S. continue to differ in voter turnout rate, party identification », Pew Research 10. Center, 18 août 2020. ↩︎