Le mur de Berlin est tombé le 9 novembre 1989, voilà 33 ans. Déjà lointain, cet évènement, longtemps espéré mais pas vraiment attendu, a bouleversé le continent européen et remis en cause l’ordre géopolitique mondial. La littérature à ce sujet est abondante, par la force des choses. De ce contexte d’alors j’ai un souvenir particulier, voire privilégié, puisque j’étais étudiant en Allemagne… En voici le court récit.
Le vendredi 3 novembre 1989 j’assistais à Bonn, capitale fédérale, à la conférence de presse du 54e sommet franco-allemand au cours de laquelle le Chancelier Helmut Kohl dramatisa l’instant qui allait révéler la position de François Mitterrand sur la réunification allemande. Cette question de la réunification se posait avec une acuité nouvelle. Très vite une question fut adressée au Président de la République : « Monsieur Mitterrand, êtes-vous de ces dirigeants politiques qui parlent de la réunification mais qui, en fait, en ont peur ? ». Le Chancelier estima utile d’intervenir brièvement : « Écoutez bien la réponse du président, elle est très importante ! ». Ces quelques mots, fidèlement rapportés par Luc Rosenzweig et Claire Tréan dans Le Monde (paru 5,6 nov. 1989), mettaient en exergue l’importance qu’accordait Helmut Kohl à l’avis de François Mitterrand, sur la scène internationale.
Cette année-là, depuis l’été, le monde entier observait les mouvements populaires grandissants, notamment à Leipzig et Berlin, mais personne n’imaginait le 3 novembre ce qui allait advenir six jours plus tard : la chute du mur, le jeudi 9. Or, si je me trouvais aux premières loges le 3 novembre (je vivais à Bonn depuis septembre… sur place pour le 54e sommet), des compatriotes résidant en Allemagne à cette époque avaient certainement aussi leur expérience, et le hasard voulut que le 9 novembre, au petit matin, ayant convenu préalablement de rentrer en week-end en France, je quittais la capitale fédérale. En 2CV… !
Je précise, pour rester sérieux, que la 2CV était orange, avec une capote grise, les ailes repeintes à neuf, qu’elle avait pu grimper allègrement les cols de la Forêt noire. Elle permettait même, accélérateur et chauffage à fond, de dépasser les convois militaires qui encombraient la route départementale 683, entre Belfort, L’Isle-sur-le-Doubs et Baume-les-Dames, qui me menait vers la Bourgogne. Bref, elle filait, la deuche, sur cette route que je connaissais bien ! Et c’est donc en direct de la Bourgogne, devant la télé (mais quand même un poste de la marque allemande !), que le jeudi 9 novembre, tard le soir, et les jours suivants, nous avons suivi l’accélération de l’Histoire… Les caméras du monde étaient branchées sur l’Allemagne. Günther Schabowski, le secrétaire du Comité central du SED (Parti communiste Est-allemand), annonça imprudemment lors d’une conférence de presse, sans autorisation : « les voyages privés vers l’étranger peuvent être autorisés sans présentation de justificatifs (…). Les voyages y compris à durée permanente peuvent se faire à tout poste-frontière avec la RFA ». À la question d’un journaliste sur l’entrée en vigueur, Schabowski murmura simplement, fouillant ses notes : « Autant que je sache, immédiatement ». Il était environ 19h. Cette imprudence allait tout entrainer, et le message, se propager.
Nous étions ébahis à la vue de cette grisaille, des attroupements fébriles et joyeux, de l’apparition, ce soir-là, sur un pont (identifié plus tard comme celui de la Bornholmerstrasse, à 300m de mon futur et insoupçonné logement) de centaines puis de milliers de Berlinois de l’Est, pleurant de joie, dévalant vers Berlin-Ouest. Il était au moins minuit. Une compassion sincère nous gagnait. Le mur, conçu comme une protection anti-impérialiste, entourait Berlin-Ouest, sur toute sa périphérie extérieure et en son centre, donc. Tandis que le rideau de fer coupait le territoire allemand, et l’Europe, en deux. La ville de Berlin, dans son ensemble, était sous la tutelle du gouvernement militaire des alliés.
En février 89, la Hongrie et l’Autriche démantelaient leur frontière commune du rideau de fer. Au printemps, les élections municipales à Berlin, entachées de fraudes, avaient fait l’objet de contestations… et depuis l’été, la ville de Leipzig était le théâtre des manifestations pacifiques du lundi, toujours plus fréquentées. Il y avait eu des violences policières, dont des matraquages, méthode de répression courante sous beaucoup de régimes… Fait notoire : Les gens réclamaient davantage de libertés publiques en invoquant la constitution de la RDA. Ils organisaient des veillées citoyennes dans les églises, lieux qui les protégeaient malgré leur infiltration par les services secrets. Les manifestations populaires prenaient de l’ampleur à Berlin-Est, drainant des foules considérables avec pour slogan « Wir sind das Volk! » (Nous sommes le peuple !). Elles étaient rejointes ou initiées par des intellectuels. À Prague, les frontières s’étaient ouvertes le 30 septembre pour les milliers d’Allemands de l’Est, réfugiés dans les jardins de l’ambassade de la RFA dont le ministre des Affaires étrangères Genscher avait annoncé au balcon, sous les clameurs, que le territoire Ouest-allemand était ouvert aux citoyens de RDA.
Le 7 octobre à Berlin, les cérémonies grandioses du 40ème anniversaire de la RDA, toutes à la gloire du régime, avaient un goût de résistance à la perestroïka de Michael Gorbatchev. Les alliés occidentaux sentaient peut-être venir la fin d’un régime exsangue à l’économie ruinée mais allaient-ils intervenir ? Ils restaient prudents. Les espoirs de réunification allemande et européenne avaient déjà été déçus et remisés au rayon des « occasions manquées » depuis la division actée en 1949 et pendant les longues années de guerre froide. Par sa présence le 7 octobre, et son prestige, Gorbatchev incarnait, pour l’Ouest, le plus précieux recours. Acclamé par la population allemande il se préparait à laisser celle-ci à son destin, sachant que le bloc soviétique courait à sa perte. La vieille garde Est-allemande était défaite, le nouveau gouvernement lâchait du lest. L’armée soviétique d’occupation sur le sol Est-allemand (350 000 hommes) fut cantonnée dans ses casernes, ce qui fut déterminant. À Berlin, Ronald Reagan avait proclamé en 1987 devant la Porte de Brandebourg : « Mr. Gorbatschev, open this gate ! ».
Inutile de dire que nous sommes restés devant notre écran une partie de ce week-end de novembre 1989. Deux siècles après la Révolution française le symbole ne pouvait mieux « tomber ». J’étais de retour à Bonn le dimanche soir par le train, avec des changements à Dijon, Besançon, Strasbourg et Karlsruhe… Le mardi matin tôt, ce fut le départ pour Berlin avec trois copains d’études, par l’autoroute de transit. Nous sommes bien entendu allés immédiatement à la Porte de Brandebourg (toujours fermée), où la foule se rassemblait, nous n’avions pas d’outils pour « casser du mur », mais j’aperçus quelques politiciens français (dont Madelin et Sarkozy) qui avaient du temps de reste. Sans eux, nous avons pris le métro pour Berlin-Est et nous sommes promenés sous la lumière glauque des réverbères et dans les odeurs pénétrantes des fumées de charbon, avons visité l’église Gethsémané qui abritait les rencontres des opposants. Nous nous sommes rendus au Check Point Charlie (Alpha et Bravo étaient moins symboliques) et Alexanderplatz. Les jeunes criaient « Egon Krenz, wir sind die Konkurrenz! ». Egon Krenz, nouveau secrétaire général du SED, « nous sommes la concurrence !». À une brèche du mur, Bernauer Strasse, dans le secteur français, nous avons distribué des journaux gratuits aux arrivants qui se jetaient sur les oranges (la même couleur que la 2CV) des marchands de primeurs improvisés et fait quelques photos… bien sûr pas numériques. Plus tard, au printemps 1990, nous pourrions suivre de près les débats du Bundestag puisque nous allions y effectuer un stage.
Dans la rue, l’article 23 de la Loi fondamentale, agité par le gouvernement de Bonn pour permettre l’adhésion du territoire Est-allemand au territoire Ouest-allemand, fut tourné en dérision par cette phrase : « 23, kein Anschluss unter dieser Nummer !». Le jeu de mots sur « Anschluss », est une allusion aux messages vocaux d’erreur téléphonique, dans ce sens technique « Anschluss » signifiant connexion, raccordement, et il faisait évidemment référence à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938. Ce glissement sémantique, et humoristique, est devenu une bagarre d’experts… Cet article 23 disposait alors que la Loi fondamentale (de la RFA) s‘applique d’abord dans les États fédéraux de l’Ouest, dont le « grand-Berlin ». Et qu’elle devra s’appliquer pour les autres parties de l’Allemagne après leur adhésion.
Dans les semaines qui ont suivi la chute du mur on est donc passé d’une revendication démocratique (face aux fraudes électorales) à une revendication panallemande dans laquelle l’Ouest allait s’imposer. Le slogan de départ « Wir sind das Volk! » devint « Wir sind ein Volk! » (Nous sommes un peuple !)… Le processus semblait dès lors scellé. Les intellectuels de RDA perdirent leur combat, eux qui voulaient conserver le pays en le réformant. Les réserves de la gauche Ouest-allemande et des mouvements citoyens et pacifistes en RDA à la réunification étaient avérées, leurs préférences étant pour deux États aux relations pacifiées. Oscar Lafontaine, vice-président du SPD, avait aussi positionné son parti parmi les sceptiques. Mais en mars 1990, le premier parlement démocratiquement élu en RDA, la Volkskammer, avec une large majorité chrétienne-Démocrate, option politique du Chancelier, entérina la création des « nouveaux Länder », c’est-à-dire des différentes régions de RDA qui rejoindraient le territoire et l’ordre juridique de la République fédérale d’Allemagne. Le vote favorable à la réunification eut lieu le 23 août (encore un 23 !), avec effet au 3 octobre, désormais jour de la fête nationale en Allemagne. Quant à la ville de Berlin, elle redeviendrait capitale allemande par le vote solennel et serré (320 voix pour Bonn, 338 pour Berlin) du Bundestag le 20 juin 1991, à la grande joie de Willy Brandt.
C’est grâce à la suprématie politique de Kohl, à son habileté circonstancielle et à ses soutiens américains, que la RDA disparut avec ses attributs et son semblant de démocratie parlementaire affublée de partis-croupion (Blockparteien) dont la « CDU-Est » parmi les groupes au sein dans la chambre du peuple. La fin du communisme en Europe en réjouissait plus d’un. Le Deutschmark arrivait, c’était le plus important ! S’en suivit le traité 2+4 en septembre 1990 (entre les 2 Allemagnes et les 4 puissances alliées) qui interdisait, par la réunification allemande et la définition des frontières, toute autre prétention territoriale. Il fallait rassurer l’Est, notamment la Pologne. La question des frontières était prioritaire pour les alliés. Sur ce point, Helmut Kohl donna le sentiment de prendre son temps, ce qui inquiéta l’Élysée, le 10 Downingstreet et la Maison blanche…
Mais alors, François Mitterrand avait-il peur de la réunification ? Il avait répondu que « la peur ne doit pas avoir sa place dans les affaires allemandes ». Bien sûr, mais, sans le mur, tout changeait…
Philippe Loiseau, Nov 2022
crédits photos DPA/AFP