En 2023, l’Argentine célèbre le quarantième anniversaire du retour à la démocratie après l’échec du régime militaire dans la gestion du pays et le conflit désastreux des Malouines avec l’Angleterre dirigée par Margaret Thatcher. Quarante années successives de gouvernements démocratiques représentent un accomplissement pour un pays qui, pendant la majeure partie du XXe siècle, a été marqué par une instabilité politique chronique.
La genèse d’un leader messianique[1]
Au cours des quarante dernières années, l’Argentine a connu neuf présidents et environ vingt-trois ministres de l’économie. Ces chiffres traduisent une réussite et un échec. La réussite, c’est la démocratie : les présidents argentins, que les généraux avaient l’habitude d’évincer à la pointe du fusil, sont aujourd’hui évincés par le peuple dans les urnes. L’échec, c’est l’économie : avec un taux de pauvreté de plus de 40% et une inflation de 143%, les perspectives de croissance sont sombres et le développement illusoire. La combinaison du succès et de l’échec constitue une sorte de miracle argentin : la performance économique aussi lamentable n’a pas érodé la stabilité démocratique mais a permis de polariser[2] le débat public d’une part, ainsi que l’émergence d’un fascisme religieux de marché[3], d’autre part.
« Fascisme religieux de marché » ou « autoritarisme technocratique » est le type de régime que les libertariens et les nationalistes conservateurs entendraient fonder en Argentine. Une pareille formule a déjà existé dans l’histoire de l’Amérique latine : dans le Chili de Pinochet, dans l’Argentine de Videla, dans le Pérou de Fujimori et dans le Brésil de Bolsonaro. Elle combine des réformes néolibérales avec l’autoritarisme politique, qui s’est exprimé dans les régimes dictatoriaux des années 1970 en Amérique latine et au Brésil ces dernières années[4].
Quant à la polarisation du débat public, elle s’ancre, selon l’avocat spécialiste en médiation internationale Gaston Ain, dans un processus psychosocial qui renforce les stéréotypes et les préjugés d’attribution hostiles et qui simplifie – souvent grossièrement – des questions complexes et multidimensionnelles. La dureté des échanges et des griefs dans des contextes polarisés génère des tensions et des souffrances dans les environnements et dans les différents espaces dans lesquels nous nous mouvons. Ainsi, la polarisation contribue à fracturer le tissu social, en sapant directement le dialogue au niveau de la famille, des amis, de la communauté ou entre la société et l’État.
La polarisation nourrit le fanatisme qui nourrit, à son tour, la polarisation. Les algorithmes des médias sociaux qui façonnent les goûts et les comportements renforcent l’effet de bulle et rendent invisibles les idées et les opinions qui ne sont pas conformes à la « réalité » créée pour nous convenir. C’est dans ce terreau que se place l’élection de l’économiste libéral libertarien[5] Javier Milei le 19 novembre 2023, individu se présentant comme un leader messianique qui a reçu l’onction des forces médiatiques et qui remodèle le système politique à l’appui d’un nouveau parti d’extrême droite : La Libertad Avanza.
Les enjeux du système politique
Le 19 novembre 2023, les Argentins ont voté pour Milei mais aussi et surtout contre Sergio Massa, contre le statu quo, la « caste politique corrompue » et ceux qui prônent que l’État peut tout[6].
Toutefois, un bloc sociopolitique se définit comme l’alliance des forces sociales sur laquelle se fonde une force politique pour conquérir et exercer le pouvoir dans le système démocratique. Il n’a donc rien à voir avec les « conditions sociales » des catégories et des individus qui se reconnaissent dans une telle force politique, dans son idéologie et son projet de société.
Le bloc libéral unifié par Javier Milei depuis octobre 2023 – 1er tour des élections présidentielles est bien en passe de se transformer en « bloc de droite 2.0 ». Une hésitation à gauche entre une alliance sociale des « radicaux modérés » et un retour aux fondamentaux de parti démocratique (bloc sociopolitique des classes moyennes/classes supérieures du public) ne fera pas du travail parlementaire un long fleuve tranquille. Quant au bloc du PRO – Proposition Républicaine – de la coalition « Juntos por el Cambio », il promet de soutenir le Président élu.
Le poids de la coalition de péronistes[7] le parti Union por la Patria (« Front de tous ») à la Chambre des députés, est également à souligner. Il constitue la première minorité avec 108 sièges, suivie par la coalition Juntos por el Cambio (94) et La Libertad Avanza, le parti créé par Javier Milei (38). Aucun bloc ne disposera seul de la majorité[8] et les trois principales forces devront négocier entre elles.
Toutefois, le gouvernement de Milei dispose pour sa stabilité de dix gouverneurs de la coalition « Juntos por el Cambio » qui ont des vice-gouverneurs d’autres partis politiques de la coalition de « Juntos por el Cambio ». Ces gouverneurs doivent donc, d’une part, maintenir l’unité de leur coalition et, d’autre part, s’entendre avec le Président élu. Cela devrait permettre à l’alliance de gouvernement de durer et au Président Milei d’avoir une certaine chance de survie.
Enfin, le Président élu doit marcher sur la corde raide de la politique d’alliance montée avec le PRO, en satisfaisant simultanément son puissant allié – l’ancien Président Mauricio Macri – qui l’a soutenu comme candidat – et les gouverneurs provinciaux qui sont toujours avides de ressources fédérales et disposent, en parallèle, de ressources énergétiques clés pour le fonctionnement de la Nation.
Des défis macro-économiques majeurs
Le nouveau gouvernement qui entrera en fonction le 10 décembre sera confronté à des défis économiques majeurs. L’économie est plongée dans une profonde récession aggravée par une sécheresse sans précédent, des restrictions à l’importation pour protéger des réserves de change en baisse et une forte inflation. Le nouveau gouvernement devra accélérer le rythme de consolidation budgétaire et remettre de l’ordre sur le marché des changes afin d’assurer la stabilisation de la monnaie et de réduire l’incertitude dans la sphère des affaires du fait des perspectives d’hyperinflation qui sont très présentes par ailleurs.
C’est une société punie et détruite par une économie en panne qui coexiste avec un tsunami politique et qui remet son sort dans une alternative dont les conséquences restent inconnues. Pourra-t-il garantir la gouvernabilité en appliquant ses mesures de conservatisme dans les mœurs et d’ultra libéralisme en économie ?
L’Argentine, pays qui a une tradition d’émancipation par l’éducation intronise un Président se présentant comme leader messianique
Les programmes autoritaires, expressions des radicalités des démocraties du XXIème siècle
En Argentine, les deux options électorales de 2023 ont été des variantes de la même mélodie, des genres autoritaires, à droite ou à gauche. Une mélodie qui fait de l’autre son ennemi : l’un avec la tronçonneuse, l’autre avec la Constitution, car s’il n’y a pas de Justice indépendante, la Constitution ne fonctionne pas[9]. En novembre dernier, c’est le programme de droite qui trouve des échos.
Populisme de marché combinant la religion, le libéralisme économique et une vision conservatrice de la société
Dans ce contexte émerge un « prophète » qui promet de tout dynamiter et remet en cause le consensus démocratique ; et la résilience d’un péronisme redevenu compétitif malgré l’échec économique et le drame social, et la colonisation d’un État « territoire comanche » pour les entreprises qui ne structure plus le débat public.
Ainsi, l’Argentine est dans un processus de reconfiguration du système politique après une sorte de tsunami, dans lequel une troisième force est apparue et s’est présentée aux élections avec un candidat excentrique, Javier Milei, qui a complètement disloqué l’ancien clivage ancré dans deux coalitions – péroniste et non péroniste – qui ont produit une Argentine socialement stable, malgré la dégradation de l’économie détruite.
Sur le plan sur le plan sociétal, les positions du Président élu, Javier Milei tendent vers le conservatisme en matière de normes sociales et de comportements. Il a évoqué un potentiel retour sur la liberté d’avorter. Il est utile de rappeler ici qu’en Argentine, un combat mené de longue date par les femmes a abouti le 30 décembre 2021 à la loi légalisant l’IVG et a trouvé un nouveau développement avec le mouvement contre les féminicides et l’éclosion d’une nouvelle génération de femmes engagées. Cette campagne s’est essaimée dans le sous-continent, avec la naissance de collectifs dans d’autres pays.
Sur le plan économique, il adopte une orientation ultra-libérale
Sa détermination à soumettre l’État à l’ajustement le plus drastique et le plus profond de l’histoire argentine demeure. Il a déclaré qu’il aspirait à privatiser les trains, les médias publics, les parts de l’État dans YPF[10] – gisements de pétrole/gaz – ; qu’il remettrait Aerolíneas Argentinas – la compagnie aérienne nationale – aux employés. Il convient de remarquer la réceptivité des décideurs aux États-Unis à l’égard de cette perspective, toujours disposés à acquérir des matières premières et à investir dans « leur continent ».
Le Président élu a également annoncé qu’il freinerait les travaux publics et qu’il serait implacable dans la distribution des fonds discrétionnaires aux provinces[11]. Outre, ses déclarations, il propose de réduire les postes budgétaires de l’équivalent de 58 points de PIB. En somme, il promet de réduire l’inflation en rationalisant l’État. Il prône l’abandon de la monnaie nationale, le peso, au profit du dollar ainsi que la suppression de la Banque centrale.
Ce libéralisme, sans gradualisme entraînerait un choc qui ne laissera pas la rue inaudible, notamment les mouvements de la société civile organisée, bien ancrés dans la société argentine.
Mal-être des jeunes et table rase des progrès du dernier siècle dans un pays pionnier dans l’émancipation par l’éducation en Amérique Latine
Le Président Javier Milei est une nouveauté qui ne peut se comprendre que si l’on considère le degré de fureur qui existe dans cette société frustrée, surtout chez les jeunes ou les hommes, à qui il s’adresse, contre la politique du genre, contre le féminisme. Selon le politologue Andrés Malamud, Milei lui, a vu comme personne, « les 28% de moins de 30 ans qui gèrent les réseaux sociaux et ne connaissaient pas 2001[12] » ; que sa figure « est entrée dans les bidonvilles et les taudis, mais aussi dans les country clubs » ; et que son amateurisme et son authenticité ont généré une identification avec « les personnes qui se sentent victimes de la caste/système »[13].
Les attentes des Argentins de Javier Milei en tant que Président
La jeune génération dépose de l’espoir dans ce leader messianique, un individu différent des élites au pouvoir. Les classes moyennes – ce qu’il en reste ou tout du moins celles qui ne sont pas encore paupérisées – ont le sentiment d’arrêter leur déclassement.
Tandis qu’une part grandissante de la population est fragilisée et n’attend que des récits prometteurs de fin d’un ordre établi privilégiant une poignée de citoyens. Une grande partie des électeurs de Javier Milei sont, en effet, des anciens électeurs des Kirchner, provenant des secteurs défavorisés qui bénéficiaient d’une certaine redistribution.
Il est à noter une massification de la pauvreté qui reflète également la faiblesse des revenus de nombreux salariés et petits indépendants de l’économie formelle qui perdent continuellement en pouvoir d’achat en raison d’une inflation galopante estimée à 54% en 2019, 36% en 2020 et 40% en 2021 (OECD, 2021).
Le parcours pour arriver à la Présidence n’est pas le même que celui pour s’y maintenir
Depuis l’élection de Javier Milei, le système politique argentin n’est plus le même. Ce qu’il faut pour gagner n’est pas nécessairement ce qu’il faut pour gouverner, et le chemin à parcourir est pavé d’inconnus et de défis : le Président élu Milei devra mettre en place une gouvernance, un bouclier législatif et régler des intérêts conflictuels.
Ce que les choix ministériels de Milei disent sur l’orientation probable de son gouvernement. Le changement de priorités qui se profile est clair. La structure de son cabinet potentiel suggère que son administration mettra, à nouveau, l’accent sur la privatisation de pans de l’économie au détriment de la protection des populations vulnérables et de la relance de la consommation.
Ces populations sont clairement les grandes perdantes de l’équation qui a amené Milei au pouvoir.
Nécessité de consolider le volet politique du libéralisme
La classe politique argentine aura la responsabilité de veiller aux garanties données aux citoyens par l’État de droit[14].
Plus que la menace d’une autocratie, étant donné sa faiblesse institutionnelle et la conformation des forces politiques en Argentine, c’est une certaine instabilité gouvernementale due à la reconfiguration du système politique qui se profile.
Cependant, l’alternance politique ne constitue pas une menace pour la démocratie ; au contraire, c’est l’installation prolongée d’un pouvoir qui, en fin de compte, pourrait représenter un risque. À court terme, cette alternance que représente Javier Milei devra s’efforcer d’obtenir un accord multisectoriel sur les mesures prioritaires à prendre pour faire face à l’impact de la crise économique et amoindrir le drame social.
Les vertus requises pour accéder au pouvoir ne sont pas les mêmes que celles requises pour gouverner. Il en va des vertus comme des blocs sociopolitiques.
En parallèle, une mobilisation sociale n’est pas exclue, avec des protestations demandant d’endiguer les inégalités et la pauvreté accentuées dorénavant par les effets du choc des mesures des ajustements structurels. En effet, la croissance de 2021 et 2022 n’a pas permis de rattraper le niveau d’activité antérieur à la pandémie de Covid-19. Les répercussions sociales et économiques de cette crise pourraient annihiler les progrès réalisés pendant la période progressiste des années 2000 (Benza, Kessler, 2021), progrès qui étaient déjà fragilisés par la persistance d’inégalités multidimensionnelles (Kessler, 2014).
Un nouveau cycle semble ainsi reconfigurer le paysage politico-institutionnel, qui diffère dans ses orientations idéologiques du précédent, et dont le ton est donné par le populisme de marché.
Les citoyens, s’ils ne sentent pas leurs émotions prises en compte, risquent de perdre l’intérêt pour la politique et, de facto, pour les régimes démocratiques. Javier Milei devra démontrer que sa recette alternative est bonne pour gouverner et pas seulement pour gagner. C’est l’exercice du pouvoir qui bâtit la gouvernabilité.
Gabriela Martin. Diplômée en sciences politiques de l’Université de Buenos Aires (UBA). Spécialiste en relations internationales (FLACSO). Master en projets européens (Paris I Sorbonne -Cergy)
[1] Tout mouvement, religieux ou politique, qui annonce un avenir meilleur fondé sur la libération de l’homme, est qualifié de “messianique”. À l’origine, le terme se rapportait au message d’espérance délivré par le Christ au nom de Dieu. Manuel de Géopolitique. Le messianismePatrice GOURDIN, le 19 septembre 2023.
[2] Gaston Ain – Bautista Logioco, septembre 2020, spécialistes du dialogue avec une expérience professionnelle au sein de l’Organisation des États Américains et auprès de l’Organisation des Nations Unies.
[3] Ariel Goldstein est docteur en sociologie. Il est chercheur associé à l’Instituto de Estudios de América Latina y el Caribe (IEALC), de la Faculté de sciences sociales de l’Université de Buenos Aires. Le grand continent, 21 août 2021.
[4] Ariel Goldstein. Ibid.
[5] Inspiré par l’héritage de Murray Rothbard, un libertarien utopique.
[6] Un cycle de gauche s’ouvre dans les années 1990 et 2000, avec des différences entre un courant plus social-libéral et un autre plus radical. Des politiques progressistes, en Argentine, en Bolivie, en Équateur, en Uruguay, au Chili et au Venezuela ont permis une réduction de l’indice de Gini de 0,54 à 0,48 entre 2002 et 2013. Cependant, les problèmes structurels demeurent, avec une concentration de 71% de la richesse par 10 % de la population, qui ne paie que 5,4% des impôts, et avec une corruption qui demeure élevée.
[7] Mouvement populiste latino-américain qui réunit l’alliance de classes suivante : petits industriels tournés vers le marché intérieur et travailleurs qui prônent justice sociale et la souveraineté.
[8] Le nombre total de députés s’élève à 257 députés. La majorité est celle des présents sur les suffrages exprimés.
[9] Liliana de Riz, titulaire d’une licence en sociologie (Université de Buenos Aires) et d’un doctorat en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales de l’Université de Paris (1975). Chercheur principal au Conicet. Elle a été coordinatrice et auteur principal des rapports sur le développement humain pour l’Argentine en 2002 et 2005.
[10] YPF : Yacimientos petroliferos fiscales (en espagnol)
[11] Le régime politique argentin est fédéral. Le territoire est organisé en 24 provinces.
[12] Départ anticipé du Président en fonction Fernando de la Rua consécutif à deux jours de manifestations dans la rue au son du bruit des casseroles, suivi par des pillages de supermarchés dans tout le pays.
[13] Andrés Malamud. Diplômé en sciences politiques de l’université de Buenos Aires (UBA). Docteur en sciences sociales et politiques à l’Institut universitaire européen (Florence). Chercheur à l’institut de sciences sociales à l’Université de Lisbonne.
[14] L’État, dans sa double fonction d’État de droit et d’État régalien, est donc le fondement de la démocratie libérale protectrice des droits de l’homme. Le libéralisme est donc une philosophie politique de la liberté de l’homme dont les droits imprescriptibles sont garantis par l’État de droit.
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