Par des règlements, des directives ou autres recommandations, l’Europe s’invite régulièrement dans le quotidien des citoyens et dans le débat public. Qualité de l’air, rénovation thermique, zones à faibles émissions, … L’Union européenne (UE) impose ou influence, selon ses compétences, mais toujours nourrit des débats au sein de ses Etats membres sur leur future trajectoire de développement. Et si l’idée selon laquelle 80 % de la législation nationale viendrait de l’UE est un mythe, il n’en demeure pas moins que les territoires portent aujourd’hui son empreinte plus ou moins discrète.
Parmi ces territoires, les villes1 occupent une place particulière pour l’Union. Près des trois-quarts de sa population vivent dans des zones urbaines. Et ces villes sont perçues par l’UE à la fois comme sources de défis à relever et comme un levier stratégique pour son futur développement.
S’est donc développé un volet urbain à la politique de cohésion, la principale politique européenne d’investissement visant à soutenir « la création d’emplois, la compétitivité, la croissance économique, l’amélioration de la qualité de vie et le développement durable, en ne laissant personne ni aucune région de côté »2 selon la Commission européenne. Ce volet urbain soutient des projets d’infrastructure, mais aussi des actions sociales ou environnementales, contribuant à façonner les politiques locales.
Ce volet urbain semble à l’origine être une anomalie, en ce que le développement urbain n’est pas une compétence de l’Union européenne. Si la politique de cohésion répond à un principe de gestion partagée entre les Etats membres et la Commission, ce sont ces Etats et leurs autorités infranationales qui restent décisionnaires en matière d’action urbaine.
Et pourtant, les projets à dimension européenne fleurissent dans nos villes, laissant supposer une influence de l’Union sur nos territoires : la végétalisation des cours d’école à Paris, un programme de financement pour le développement durable à Berlin, la construction de la seconde ligne de métro à Varsovie, … Derrière certains grands projets urbains, c’est parfois toute une architecture européenne, faite d’institutions, de règles et de financements, qui s’active en arrière-plan, lorsque, en retour, les villes se saisissent des instruments européens.
La question qui se pose est alors celle de la coopération entre les villes et l’UE, dans un contexte où la compétence reste nationale. C’est une dynamique à double sens qui s’opère, entre influence descendante et initiatives locales : ce que l’Union européenne fait à nos villes, et ce que nos villes font à l’Union européenne.
L’analyse des cas de Paris, Berlin et Varsovie permet d’observer comment certaines métropoles se saisissent des opportunités offertes par l’UE, s’en inspirent, les adaptent, voire cherchent à influencer, en retour, les orientations européennes. Cette approche comparée offre un panorama des effets du volet urbain sur les dynamiques locales, dans des contextes institutionnels, politiques et territoriaux contrastés.
Varsovie, une capitale européenne envers et contre l’Etat
Des trois capitales dont il est question, Varsovie est celle qui perçoit le plus de fonds européens au titre de la politique de cohésion. Ceux-ci lui permettent de mettre en œuvre de grands projets d’infrastructures, comme la construction de la seconde ligne de métro, financée en grande partie grâce aux Fonds de Cohésion. 3,3% du budget total de la Ville de Varsovie provenaient de fonds dans le cadre des programmes de l’UE, soit près de 658 millions de zlotys (152 millions d’euros environ) pour la seule année 2023. Dans la capitale polonaise, c’est une dimension que l’on pourrait qualifier de matérielle de volet urbain de la politique de cohésion qui s’observe : le territoire s’européanise, par la mise en œuvre de projets européens, à la fois du fait de cofinancements et d’exigences imposées par la Commission européenne.
Sur ce point, l’Association de la Métropole de Varsovie fait figure d’exemple. La métropole n’existe juridiquement en Pologne qu’autour de la Haute-Silésie. Cette association se base sur la loi sur les associations de 1989 et celle sur l’autonomie communale de 1990. Créée en 2004, ele a longtemps été inactive, faute de reconnaissance légale et de compétences propres.
L’introduction des Investissements Territoriaux Intégrés (ITI) lors de la programmation 2014-2020 de la politique de cohésion a changé la donne. Ces derniers visent à mettre en œuvre une stratégie intégrée sur des territoires urbains spécifiques, traduisant une logique « place-based » : une action publique centrée sur les réalités locales. Pour accéder aux financements ITI, la Commission européenne exige des collectivités locales qu’elles élaborent une stratégie de développement territorial cohérente. A Varsovie, l’association métropolitaine a été réactivée dans le but d’y accéder. Cette association métropolitaine regroupe aujourd’hui plus de trois millions d’habitants et 79 autorités locales qui coopèrent notamment dans le domaine de l’éducation ou pour le développement des mobilités douces. Elle illustre comment un outil européen a pu catalyser une dynamique territoriale, métropolitaine, malgré l’absence de cadre juridique national adapté.
Ces transformations amènent avec elles des tensions : Bas du formulaire
Varsovie met en lumière le caractère structurant des conflits dans la gouvernance urbaine multi-niveaux. Rafal Trzaskowski, maire de Varsovie, s’est imposé comme le principal opposant au président sortant Andrzej Duda lors de l’élection présidentielle de 2020, recueillant près de 49 % des suffrages contre 51 % pour ce dernier. Dans un contexte national marqué par une hostilité croissante envers l’UE, la capitale s’est affirmée comme un bastion des politiques pro-européennes. L’affirmation du territoire local passe par un engagement politique dans le volet urbain, contre le gouvernement en place.
Berlin, de l’influencé à l’influenceur
Ces tensions ne s’observent pas à Berlin, et pour cause : le principe de subsidiarité, sur lequel est basé le volet urbain de la politique de cohésion, est également fondamental dans le système fédéral allemand. Au point qu’on peut se demander laquelle, de l’Union européenne ou de la capitale allemande, influence réellement l’autre du point de vue de la gouvernance urbaine. La Nouvelle Charte de Leipzig (2020), document cadre du volet urbain adopté par les ministres des Etats membres en charge des questions urbaines, a été rédigée sous présidence allemande du Conseil et s’inspire largement des principes d’action internes à l’Allemagne.
L’européanisation à Berlin est un long fleuve tranquille par comparaison avec Varsovie : elle n’implique pas une rupture dans les formes de l’action publique ou dans l’organisation territoriale, mais une transition vers un modèle multi-niveaux, dans lequel l’UE s’impose comme un acteur aussi légitime que les autres. L’action européenne est ancrée dans le territoire : un chargé d’affaires européennes est en poste dans chaque Bezirk, que l’on pourrait associer, bien que l’analogie soit approximative, à l’arrondissement parisien.
Le territoire s’appuie sur le volet urbain pour poursuivre un développement dont la vision est largement partagée par les acteurs de cette gouvernance. Les opportunités européennes de financement de projets urbains sont intégrées dans des programmes locaux existant depuis une décennie, comme c’est le cas pour le programme berlinois pour le développement durable.
A la différence de Varsovie, l’européanisation se fait plus discrète sur le territoire, et cela tient à la nature des projets financés. Le budget alloué au Land de Berlin est au total de 680 millions d’euros du FEDER et 143 millions d’euros du FSE + pour la programmation 2021-2027 et pour l’ensemble de la politique de cohésion, volet urbain compris. Aucune donnée précise n’est accessible sur la part de ces fonds dédiés à la dimension urbaine. Ce ne sont donc pas de grands projets d’infrastructures, immédiatement visibles par leur ampleur, qui sont mis en place.
A Berlin, l’accent est mis sur l’aspect social et environnemental : le volet urbain soutient des projets qui visent moins à transformer le territoire qu’à modifier la manière dont les habitants en font l’expérience. « L’Europe dans le quartier » est par exemple l’un des deux grands programmes soutenus à Berlin par le Fonds européen de développement régional. Il vise à l’intégration des réfugiés ainsi qu’à la réduction de la pauvreté et du chômage, dans les quartiers défavorisés de la capitale. C’est donc par une dimension plus immatérielle du développement urbain que l’UE prend sa place dans la gouvernance urbaine à Berlin.
Paris, laboratoire local de l’expérimentation européenne
Les montants investis par l’UE dans la capitale française peuvent quant à eux paraître dérisoires. Entre 2014 et 2020, ils n’auraient représenté que 54 millions d’euros lorsque le budget annuel de la Ville se chiffre en milliards d’euros. Pourtant, ces fonds ne sont pas sans importance, en ce qu’ils permettent à la Ville de Paris de mettre en œuvre sa propre vision de l’aménagement du territoire. Elle actionne, selon ses besoins, des leviers européens pour agir sur son territoire. Ici, l’européanisation de la gouvernance et du territoire devient un outil parisien de développement, ce qui en limite la portée européenne. A l’inverse, ce sont des facteurs locaux et des initiatives de l’acteur municipal qui priment.
Les cours Oasis en sont l’illustration type : les dix premières de ces cours d’écoles végétalisées ont été cofinancées à hauteur de 80 % par le programme européen Actions Innovatrices Urbaines. Ce projet était déjà lancé par la Ville de Paris, avant l’obtention des fonds européens. Considérée comme réussie, l’expérimentation a été étendue à l’ensemble du territoire parisien : depuis 2014, plus de 130 écoles ont vu leur cour d’école transformées en Oasis3. Dans le cas parisien, les instruments européens sont intégrés aux logiques locales.
Les effets du volet urbain sur la gouvernance urbaine parisienne restent restreints. Cette politique européenne représente une marge de manœuvre supplémentaire pour mettre en œuvre des initiatives locales. Ces fonds n’ont pas impulsé une politique nouvelle dans l’aménagement du territoire parisien, mais ont permis d’accompagner une dynamique existante : celle de l’expérimentation. C’est particulièrement par cette porte que l’UE entre dans la gouvernance urbaine à Paris. Expérimenter comporte un risque : une solution innovante, souvent coûteuse, est mise en place, sans que son succès soit garanti. Les institutions européennes acceptent de prendre cette part de risque et de financer des projets expérimentaux comme les premières cours Oasis.
A l’heure où la politique de cohésion fait l’objet de nouveaux débats, et alors qu’il est question de sa recentralisation post-2027, c’est peut-être au contraire à l’échelle des villes, sur leurs territoires, que ses effets sont les plus concrets pour les citoyens de l’Union européenne. Sans exagérer l’importance d’une action limitée par ses moyens, qu’ils soient financiers, législatifs et instrumentaux, l’UE semble parvenir, par le volet urbain de sa politique de cohésion, à trouver sa légitimité en tant que ressort des politiques publiques locales et territoriales, dans une logique de gouvernance multi-niveaux. A l’inverse, sans bouleverser les prérogatives de l’Etat qui reste maître en la matière, ce volet urbain offre des opportunités supplémentaires aux villes européennes pour mener à bien de grands projets ou expérimenter face aux défis contemporains.
Sans préjuger du futur de la politique de cohésion, toujours est-il que ce dialogue entre villes et Union européenne, même si discret, semble s’être ancré comme une modalité d’action sur les territoires. Il constitue aujourd’hui l’un des visages de la gouvernance multi-niveaux au sein de l’UE, mêlant dynamiques locales, influence européenne et cadres nationaux, faisant de ce volet urbain un objet privilégié pour comprendre les recompositions territoriales et politiques en cours à l’échelle européenne.
Chloé Sénécat, docteure en géographie
CY Cergy Paris Université, associée au laboratoire PLACES
Cet article s’appuie sur une thèse de doctorat, soutenue en novembre 2024, sur le sujet suivant : « Le volet urbain de la politique de cohésion de l’Union européenne : gouvernance multi-niveaux et territorialité à Berlin, Paris, et Varsovie. ».
- La définition des « villes » se base sur un travail commun de la Commission avec l’OCDE (2011) : il s’agit d’une unité locale administrative, dont la moitié de sa population au moins vit dans un centre urbain de 50 000 habitants ou plus. La Commission (2011) distingue alors la ville de jure, correspondant à l’entité territoriale administrative, et celle de facto, caractérisée par des échanges socio-économiques importants et dont les limites dépassent celles de la première. ↩︎
- Site de la Commission européenne, https://ec.europa.eu/regional_policy/home_en ↩︎
- Site de la Ville de Paris, Les cours Oasis, https://www.paris.fr/pages/les-cours-oasis-7389, Consulté le 13/08/2024. ↩︎