« Soyons réalistes, exigeons l’impossible »
Che Guevara
Bonjour Patricio, pouvez-vous résumer votre parcours en quelques mots ?
Je suis né à Quito et après un parcours scolaire primaire et secondaire en Equateur, je suis venu poursuivre mes études supérieures en France en 1991, en licence de sociologie à l’Université Paris 8, puis je suis retourné en Équateur pour ma maîtrise en relations internationales à l’Université andine Simon Bolivar (UASB), que j’ai complétée par une formation en politiques publiques de l’Institut d’études avancées pour l’intégration et le développement de Bogota, en Colombie.
Mon parcours professionnel et mes engagements personnels m’ont permis d’avoir des expériences très variées au sein de différentes institutions et entreprises. J’ai en effet été Président exécutif du Conseil pour la Régulation et le Développement de l´Information et Communication (Cordicom), représentant personnel du Président de la République de l’Équateur Rafael Correa auprès du Directoire de l’Agence de Garantie des Dépôts (AGD), Président exécutif de l´Unité de Développement social de la frontière nord (Udenor), Président et membre du Conseil d’Administration d’Andinatel SA, et j’ai aussi occupé des fonctions politiques comme ministre de la Défense de l’Equateur et Ambassadeur de la République d’Équateur auprès de l’Unesco, et parlementaire pendant 10 ans au sein du Parlement andin (qui réunit des représentants de l’Équateur, de la Colombie, du Pérou, de la Bolivie et du Venezuela).
Par ailleurs, mon parcours m’a apporté une ouverture sur les milieux culturels et intellectuels au travers de mes fonctions de Directeur de la Promotion culturelle du Conseil National de Culture (Foncultura) en Équateur ou encore de secrétaire exécutif du Réseau des intellectuels et des artistes et des mouvements sociaux pour la défense de l’humanité (Red EDH Ecuador Chapter). Enfin, j’ai eu la chance d’avoir plusieurs opportunités et expériences en France dans le domaine de la communication et de l’audiovisuel, comme chargé de mission pour l´Amérique Latine à TV France International, coordinateur principal du Programme audiovisuel de l´Union Latine (organisation qui jusqu’à sa dissolution en 2015 regroupait tous les pays (34) dont la langue est d’origine latine) à Paris ou encore comme coordinateur audiovisuel du Festival International de Biarritz.
Comment est né votre engagement politique et notamment au sein du Parti Socialiste ?
Mon engagement politique a commencé au lycée. Dès l’âge de 16 ans, j’assistais aux réunions du Parti Socialiste. L’influence de mon milieu familial a probablement joué dans cet engagement précoce, car j’ai grandi dans une « famille politicienne », notamment avec un oncle qui militait au Parti Socialiste équatorien.
Pendant mes années en France, de 1991 à 2000, j’ai poursuivi cet engagement en devenant adhérent du PS en 1993. Ma référence politique, c’est François Mitterrand, notamment sur le plan international car c’est un Président qui a affirmé –et amélioré- la place de la France dans le monde. Il a eu cette capacité à porter un discours ambitieux sur la France au niveau international, bien plus que pendant les 17 années de présence de la droite au pouvoir qui ont suivi (1995-2012 sous les présidences de J. Chirac puis N. Sarkozy). En effet, on a assisté à ce moment-là à un tournant dans la position française, qui était alors plus axée sur le développement économique et le commerce international, dans une logique plutôt anglo-saxonne.
François Mitterrand m’a vraiment beaucoup inspiré dans les combats que j’ai menés pour l’égalité sociale. En 2000, de retour en Équateur, j’ai poursuivi mon engagement au sein du Parti Socialiste équatorien. Fondé en 1926, c’est l’un des 3 partis historiques en Équateur, avec les libéraux et les conservateurs, qui ont disparu aujourd’hui. Le Parti Socialiste n’a jamais changé de nom, c’est une référence à laquelle les militants et responsables sont attachés car c’est le Parti Socialiste qui a créé le système de Sécurité Sociale, qui a mis en place la semaine de 40h, développé le syndicalisme. Nombre d’avancées sociales en Équateur ont été obtenues par le pouvoir socialiste.
Une autre de mes références est Ernesto Guevera, le « Che » qui a lutté toute sa vie contre les inégalités socioéconomiques en donnant l’exemple par son comportement juste et égalitaire et en imposant une discipline très stricte aux militants qui l’entouraient. Cette exigence était le sel de son action. J’ai toujours à l’esprit sa fameuse formule « soyons réalistes, exigeons l’impossible »qui guidait son ambition révolutionnaire et a été largement reprise par le mouvement étudiant et ouvrier en France en mai 1968. La révolution était pour lui la seule manière de transformer véritablement et durablement la société. L’époque a changé mais peut-être devrions-nous, dans une certaine mesure, retrouver une part de cette ambition dans nos actions aujourd’hui.
Cet engagement vous a amené au cœur du pouvoir équatorien. Quelles étaient vos motivations et vos ambitions ?
Un vent nouveau soufflait en Équateur en 2005, il y avait la volonté d’amener à la Présidence un projet nouveau. L’élection de Rafael Correa à la Présidence de la République en 2006 reposait sur la promesse de réformes importantes, qui ont été engagées. Et en particulier une refonte en profondeur et une modernisation de l’administration, des investissements dans les infrastructures et une amélioration de l’accès aux services publics.
Le Président Lenín Moreno qui est arrivé au pouvoir en 2017 devait s’inscrire dans la suite de l’action du Président Correa. Je suis donc entré au cabinet puis au gouvernement comme ministre de la Défense en 2017. Mais la situation a changé et en réalité un tournant libéral a été pris, beaucoup plus aligné sur les États-Unis. Cela a amené des troubles sociaux dans le pays, des mouvements syndicaux et un mécontentement fort des populations indigènes.
J’ai donc quitté mes fonctions de ministre de la Défense en 2018 et je suis revenu en France comme ambassadeur à l’Unesco, poste dont j’ai également démissionné en 2020 car je n’étais plus aligné avec les décisions politiques qui étaient prises.
Grand amateur de foot, vous faites un parallèle intéressant et étonnant entre le foot et la politique, pouvez-vous nous expliquer cela ?
Oui, j’aime le football et je vois beaucoup de comparaisons possibles avec la politique. Déjà, le foot est un formidable moyen d’ascension sociale. C’est vrai partout dans le monde, mais ça l’est particulièrement en Équateur et dans toute l’Amérique du Sud, où de très nombreux footballeurs sont issus des milieux les plus défavorisés. Pour moi, la politique doit viser à la progression sociale de la population, de manière plus large que le football qui ne permettra qu’à quelques-uns de s’élever socialement.
Je fais en effet de nombreux parallèles entre le foot et la politique, car la réussite se base essentiellement sur les qualités propres et les efforts déployés, parce que le football est un sport collectif et que je ne conçois le succès en politique qu’en termes d’effort collectif. Mais aussi parce que le référentiel est grand : quand un footballeur réussit sa carrière, il y a beaucoup de monde qui le connait, il a un impact et une reconnaissance très large et pour moi la politique doit aussi viser à impacter le plus grand nombre pour vraiment changer la société. Enfin, il y a une ferveur dans le football, une communion sociétale derrière une équipe, un pays et je crois que la politique doit aussi être un exercice qui doit renforcer une communion nationale qui unit la population.
Comment voyez-vous la situation politique en France et plus particulièrement, comment évaluez-vous l’état de « la gauche » dans notre pays ?
En France, je constate que les décisions de l’administration ou des responsables politiques visent de moins en moins à favoriser les plus pauvres ou les classes moyennes, car leur moteur est essentiellement économique. La priorité est claire, c’est celle du développement économique. En ce sens, je n’ai pas du tout été surpris de la suppression de l’ISF décidée en 2018. Si je compare avec l’Équateur, la situation est assez différente.
Quand j’étais président du Parti Socialiste en Équateur (2015-2018), j’avais des relations avec de nombreux partis de gauche en Europe : partis socialistes, communistes, écologistes et sociaux-démocrates. On échangeait régulièrement sur des sujets un peu « oubliés » aujourd’hui en Europe, comme par exemple la lutte des classes. L’Europe s’est développée sur l’illusion de l’avènement d’une grande classe moyenne, qui rend invisibles les gens tout en bas de l’échelle sociale, qui luttent et aspirent à accéder à une classe sociale plus élevée, le plus souvent sans succès. L’accès à l’éducation et le fait qu’elle permette à « l’ascenseur social » de fonctionner n’est plus un sujet suffisamment central en Europe. En fait, j’ai souvent été frappé par la vision des partis européens qui considéraient que l’accès à l’éducation et à la santé par exemple, étaient des questions résolues sur lesquelles il n’était plus nécessaire de s’attarder. Ils estiment avoir réussi leur ouverture à toutes et tous, en s’appuyant parfois sur des plateformes automatisées impersonnelles, et considèrent par conséquent qu’ils peuvent désormais se concentrer sur les nouvelles luttes, qui correspondent selon eux aux nouveaux besoins des citoyens : environnement, transition énergétique, etc.
Cette transformation, ce changement de cap et d’objectifs, je la vis comme un oubli du passé et de l’histoire des luttes. C’est probablement une des faiblesses de la gauche en France aujourd’hui, elle a peu à peu oublié ce qui fait son histoire, ses combats, ses victoires.
Etre militant socialiste aujourd’hui, qu’est-ce que cela signifie ?
La militance a beaucoup évolué au cours des deux dernières décennies. Les jeunes se retrouvent moins aujourd’hui dans une action structurée par le cadre idéologique d’un parti que dans une lutte pour une cause. On doit absolument comprendre quelles sont les grandes causes que nous devons défendre pour redonner du sens à l’action que l’on propose et attirer les énergies pour la défense de ces causes plutôt que d’essayer de faire adhérer à un corpus idéologique trop figé. Si je prends l’exemple des relations internationales, même au Parti socialiste on ne parle plus des grandes causes internationales et on propose peu d’idées. Le leitmotiv est celui de du développement économique, la question centrale est celle de rendre le pays attractif et de convaincre des entreprises de s’y implanter. Toute la réflexion et l’action est centrée sur le marché.
Alors bien sûr, les situations sont différentes selon les pays, chacun a son histoire propre. Mais la pensée socialiste doit être unifiée. C’est notre grande faiblesse. J’ai l’habitude de dire que la gauche se sépare sur les idées, elle n’arrive pas à dépasser ses clivages pour s’accorder sur des causes communes à défendre, quand la droite, et aujourd’hui en France encore plus l’extrême-droite, arrive à s’unir sur des intérêts communs. La gauche manque de causes communes alors que la droite ne manque pas d’intérêts à défendre.
Et pourtant, la lutte des classes est présente partout dans le monde, et on l’a vu encore en France récemment avec l’épisode des gilets jaunes, mais en France les partis de gauche ne s’en emparent plus, ou pas suffisamment. « Le miel du pouvoir est un parfum très fort » disait encore Ernesto Che Guevara, et on voit qu’à partir du moment où la gauche est arrivée au pouvoir, elle a eu tendance à abandonner les luttes qu’elle menait pour se concentrer sur la conservation du pouvoir, ce qui, ironiquement, l’a probablement amenée à le perdre.
Comment voyez-vous la place de l’Europe dans le monde aujourd’hui ?
A la sortie de la seconde Guerre Mondiale le monde s’est bipolarisé avec les États-Unis et la Russie, chaque pays cherchant à consolider sa zone d’influence : de manière simplifiée, l’Amérique du Sud et quelques pays d’Asie pour les américains, l’Europe de l’Est et quelques autres pays d’Asie pour les russes.
Aujourd’hui, le monde est très différent, essentiellement avec l’émergence d’un 3ème acteur qui est venu bouleverser cette organisation bipolaire : la Chine. Les changements sont profonds, notamment par le rôle d’une forme d’ingérence économique de la Chine qui détient désormais la dette de nombreux pays d’Amérique du Sud et d’Afrique ainsi que de certains pays asiatiques.
Dès lors se pose la question du rôle que peut et doit jouer l’Europe dans le concert international et de la place qu’elle souhaite prendre. Elle semble en difficulté pour déterminer ce rôle, peut-être en raison de différences de vues trop importantes entre les dirigeants des pays européens. La question centrale est peut-être, en définitive, d’arriver à définir ce que sont les intérêts communs des pays de l’Europe. Il existe pourtant une influence européenne dans le monde et en particulier en Amérique du Sud, héritée de l’histoire récente et des migrations (Italie, Espagne, France, Allemagne) à la sortie de la seconde guerre mondiale, mais l’Europe reste plutôt une référence culturelle et non une référence de puissance.
Pour finir, une question plus personnelle peut-être. Votre engagement politique a-t-il été difficile à concilier avec votre vie familiale, et en particulier, a-t-il impacté vos enfants ?
J’ai toujours essayé de préserver mes enfants de mes engagements politiques, pour qu’ils n’en subissent pas les conséquences. J’ai toujours veillé à ne pas les exposer et à faire en sorte que mes décisions ne les affectent pas. J’ai voulu que mes enfants puissent s’épanouir pleinement et se construire en veillant à ne pas vouloir les amener ou les inciter à penser comme moi. J’espère avoir réussi cela et suis très fier de ce qu’ils sont devenus.
Entretien réalisé le 27 avril 2022 par Bruno Paing