« En 2024, une femme = un homme ? » c’est avec cette équation toute simple que se sont ouvertes les conférences capitales organisées par la Mairie de Paris à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes du 08 mars 2024. Si la question est posée, c’est bien que la réponse ne va pas de soi. Les tables rondes avaient pour objectif d’établir un état des lieux de la situation des droits des femmes dans le monde au XXIème siècle, avec les avancées et les reculs, à la lumière de la question du pouvoir. Au-delà de la force des témoignages et des parcours, dans une approche comparatiste au niveau mondial, la transversalité du thème du pouvoir, non comme domination mais comme voie de l’émancipation, et en particulier du pouvoir politique, donnait à l’ensemble une force, un chemin, voire une exemplarité.
Le discours de la maire de Paris, Anne Hidalgo, en sa qualité de force invitante et instigatrice de l’initiative, a rappelé à quel point nul droit n’est acquis pour toujours, d’où l’impérieuse nécessité qui en découle de penser sans cesse à de nouveaux mécanismes, telle l’inscription de l’IVG dans la Constitution française, et de ne négliger aucun espace, politique, sociétal, symbolique dans lequel revendiquer l’égalité des hommes et des femmes et le respect des droits de ces dernières. Michelle Bachelet, ancienne présidente du Chili (2006-2010, 2014-2018) a évoqué combien en tant que femme, elle avait été en proie à des attaques plus dures, plus focalisées sur sa personne et son aspect physique qu’un homme, comme si la représentation du pouvoir ne pouvait se décliner qu’au masculin et si pour une femme, même démocratiquement élue, la légitimité demeurait plus fragile. De ses anciennes fonctions comme Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme (2018-2022) et de première directrice de ONU Femmes (2010), elle a conservé cet attachement aux données précises concernant la situation des femmes dans le monde. La nécessité de recueillir de l’information, de chiffrer des données a d’ailleurs été reprise par Dilma Rousseff, Anne Hidalgo et Cécile Duflot, car les chiffres permettent de passer du combat et des revendications aux politiques publiques. Dilma Rousseff, ancienne présidente du Brésil (2011-2015, 2015-2016), destituée lors de son second mandat, a souligné également l’importance de prendre en compte la défense des droits des femmes issues des groupes historiquement discriminés pour des raisons économiques, raciales, …
Leurs hautes fonctions électives ne doivent pas faire oublier que Michelle Bachelet et Dilma Rousseff ont été toutes deux, au temps des dictatures féroces en Amérique latine, emprisonnées et torturées pour leur engagement politique. Ne pas l’oublier car l’époque actuelle connaît de nouveaux fronts de guerre et de bataille politiques, où le droit à vivre en paix pour les populations civiles, comme l’a rappelé Shirin Ebadi, en sa qualité de Prix Nobel de la paix, est inexistant. Concernant les femmes, elle a pointé les innombrables restrictions qui s’imposent aux femmes iraniennes dans tous les domaines de la vie quotidienne et plaidée pour une déclaration des pays d’un apartheid de genre en s’inspirant de la Convention internationale de 1973 contre le crime d’apartheid pour condamner la « séparation radicale, sous la contrainte, des femmes », comme elle est pratiquée en Iran et en Afghanistan. Sans réalité juridique pour le moment, cette notion est sérieusement étudiée par l’Assemblée générale des Nations Unies pour l’inscrire dans l’un des articles d’un projet de traité sur les crimes contre l’humanité. Dans l’actualité, une trentaine d’États, engagé dans ce processus, ont approuvé l’idée (ou ne s’y opposent pas), et cette reconnaissance permettrait de poursuivre non seulement les individus, mais aussi les États en cas de persécutions systématiques basées sur le genre.
La première table ronde intitulée « Droits des femmes au XXIe siècle : le grand recul ? » a établi un état des lieux à travers le monde, mais aussi dans différents secteurs, un constat assez négatif, avec non seulement peu d’avancées mais également des reculs, comme par exemple la marche forcée des talibans pour rendre invisibles les femmes et les priver d’éducation, ou l’impunité en France des personnalités médiatiques malgré le nombre vertigineux de témoignages de femmes victimes de leurs agissements. C’est ce qu’a d’ailleurs rappelé Judith Godrèche, lors de son intervention, en s’indignant que chaque nouvelle révélation soit présentée comme une dénonciation inédite. Zarifa Ghafari, ex-Maire de Maydan Shahr en Afghanistan, a quant à elle livré une intervention vibrante, tel un cri face à l’indifférence du monde envers la situation afghane, non seulement des femmes mais de l’ensemble de la population. L’absence de libertés essentielles, comme celle de pouvoir vivre dans son pays, ce que ni elle ni son bébé ne peuvent faire, est à la fois un déchirement personnel et un abus de pouvoir. Au milieu de ce sombre panorama, elle a tenu à souligner que le meilleur moment de sa vie citoyenne avait été son mandat de maire, malgré l’assassinat de son père et malgré les adversités, par sa possibilité de changer la société.
L’exercice du pouvoir, un « parcours de combattantes pour les femmes » a rassemblé autour de la deuxième table ronde des personnalités qui ont démontré par leur exemple qu’il est possible d’exercer le pouvoir. Même si on provient d’un petit pays, la Mongolie, coincée entre la Chine et la Russie, comme Battsetseg Batmunkh, troisième femme ministre des Affaires étrangères de son pays. Même si on est la première femme et la deuxième afro-américaine à diriger la ville de Los Angeles, qui accueillera les prochains Jeux Olympiques et Paralympiques, comme Karen Bass1. Même si on s’attaque à la prostitution comme Femke Halsema, maire d’Amsterdam. Même si on doit combiner femme de pouvoir et islam comme Fatimetou Mint Abdel Malick, gouverneure de Nouakchott. Même si on est jeune, binationale, issue de la minorité Toubou au Tchad, comme Merem Tahar, activiste engagée pour la justice climatique en Afrique. Même si on dirige une ville de la magnitude de Paris qui affronte tous les défis actuels, comme Anne Hidalgo. Dans son discours, cette dernière a repris la citation de Gisèle Halimi aux générations suivantes : « Alors oui j’ai envie de dire plusieurs choses aux jeunes femmes qui préparent le monde de demain d’abord, soyez indépendantes économiquement, pensez enfin à vous, à ce qui vous plait, à ce qui vous permettra de vous épanouir, d’être totalement vous-même, envoyez balader les conventions, les traditions, le qu’en-dira-t-on, vous êtes importantes, devenez prioritaires !2» Notre force et notre liberté de parole sont donc notre pouvoir, contre ceux qui voudraient nous faire taire, je les cite : les fondamentalistes, les conservateurs, les réactionnaires et les fachos, mais ils ne pourront rien, ils ont déjà perdu ! »
La richesse des parcours, notamment grâce à l’éclairage international qui concernait tous les continents, la légitimité des luttes, les exemples des différentes générations rendaient l’ensemble passionnant et instructif. Mais au-delà du partage d’informations, quelles sont les lignes de force qui se dégagent de cet événement à propos de l’exercice du pouvoir par les femmes ? On se souviendra qu’en France, le paradoxe a été de nommer trois femmes secrétaires d’État, à l’initiative du gouvernement de Léon Blum3 alors même qu’aucune femme française n’avait encore ni droits civiques ni droits civils (ni électrices, ni éligibles). Après le droit de vote accordé aux femmes en 1944, il faudra attendre quelques décennies supplémentaires et la loi de 2005 sur la parité sur l’égalité hommes-femmes dans les fonctions électives, pour que l’accès au pouvoir exécutif soit complété par celui au pouvoir législatif, car selon la formule de Geneviève Fraisse, philosophe de la pensée féministe, « gouverner n’est pas représenter »4. Car force est de constater que dans la seconde moitié du XXème siècle, il est plus facile de nommer des femmes au sein du gouvernement que de partager les mandats au Parlement. De même que pour les maires, on se souviendra qu’en 1977 Françoise Gaspard était la seule femme maire d’une ville, Dreux, de plus de 300 000 habitants. Actuellement, on compte 11 maires femmes soit 26,2% (contre 7 avant les élections de 2020 soit 16,7%) pour les communes de plus de 100 000 habitants, ce qui constitue encore une forme de sous-développement démocratique.
L’accès des femmes à des postes de pouvoir dans le domaine politique est un processus long qui s’attaque à une monopolisation masculine millénaire. On a tour à tour rendu les femmes responsables de leur propre exclusion, en raison d’un désintérêt pour la chose publique, puis célébré bruyamment les cas exceptionnels. Face à l’augmentation du nombre de femmes de pouvoir, il faut encore se battre contre les fameuses qualités intrinsèques des femmes, ce qui a permis de les cantonner dans certains domaines et de limiter leurs ambitions. Les élues doivent se battre pour ne pas être figées dans une identité sexuée, qui remette en cause leurs compétences et ne pas accepter non plus d’être des alibis (on sait bien que naître femme et être féministe n’est pas lié). Comme l’a rappelé Michelle Bachelet le 08 mars à Paris, avec sa célèbre phrase : « Lorsqu’une femme entre en politique, elle change. Lorsque beaucoup de femmes entrent en politique, c’est la politique qui change. ».
Florence Baillon
- Auparavant, Karen Bass a été présidente de l’Assemblée de l’État de Californie entre 2008 et 2010, seconde femme et troisième personne afro-américaine à occuper cette fonction. ↩︎
- Annick Cojean et Gisèle Halimi, Une farouche liberté, Grasset, Paris, 2020. ↩︎
- Cécile Brunschvicg, sous-secrétaire d’État à l’Éducation nationale, Irène Joliot-Curie, sous-secrétaire d’État à la Recherche scientifique, Suzanne Lacore, sous-secrétaire d’État à la protection de l’enfance. ↩︎
- En référence au titre de son article dans la revue Esprit : « Quand gouverner n’est pas représenter », mars-avril 1994. ↩︎