« C’est que des étrangers
comme on les nomme encore
Croyaient à la justice ici-bas et concrète
Ils avaient dans leur sang le sang
de leurs semblables
Ces étrangers savaient quelle était leur patrie »
Paul Eluard, Légion[2]
Les Manouchian, ce nom évoque dans la mémoire collective française le souvenir de la résistance durant la Seconde Guerre Mondiale et en particulier le combat mené par le groupe FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-Main d’œuvre immigrée), constitué d’étrangers, dont les membres seront fusillés le 21 février 1944 au Mont-Valérien. Manouchian, Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des arméniens engagés dans la Résistance française d’Astrig Atamian Claire Mouradian et Denis Peschanski est paru il y a quelques mois aux éditions Textuel. Les trois auteurs procèdent à une recherche minutieuse de la vie et de la trajectoire de Missak et Mélinée Manouchian, tout en restituant l’élan vital de ce couple, acteurs des grands événements du XXème siècle. Le vers d’Aragon « Vivre à en mourir »[2] illustre bien leur sacrifice pour un pays qui n’était pas le leur et qui d’ailleurs ne voulait pas d’eux. A la faveur de la Panthéonisation de Missak Manouchian, – son épouse l’accompagnant-, nous avons souhaité interroger Astrig Atamian sur le sens de l’action des Manouchian et de ces étrangers morts comme des héros pour la liberté de notre pays.
Grâce à votre travail, on apprend que Manouchian avait demandé à deux reprises la nationalité française : en 1933, sa demande est accompagnée d’un « certificat d’aptitude physique au service militaire pour naturalisation » ; en janvier 1940, il réitère depuis son régiment, car le refus n’avait pas empêché sa mobilisation en octobre 1939 (loi d’avril 1939 sur la mobilisation des réfugiés et des apatrides), en rappelant l’engagement de son père dans la Légion d’Orient durant la 1ère guerre : malgré l’avis favorable du préfet le 09 mars 1940, il ne l’obtiendra pas. D’ailleurs en juillet 1940, l’État français met en place une commission de révision des naturalisations[3]. Son exemple illustre-t-il la manière dont l’État français et l’opinion publique voyaient les étrangers ? de la main d’œuvre et des soldats utiles mais dangereux en devenant français ? quel est le sens de ce déni de naturalisation ?
Les réfugiés arméniens arrivés en France après le Traité de Lausanne bénéficient d’une première vague de naturalisation en 1927. Missak Manouchian, quant à lui, dépose sa demande en août 1933 dans un contexte économique bien moins favorable. La France est alors en proie au chômage et les travailleurs immigrés sont incités à retourner dans leur pays d’origine. En novembre 1934, le préfet émet un avis favorable à la requête de Missak Manouchian mais un mois plus tard, l’administration ajourne sa demande et déclare regretter : « que cet étranger sur notre sol depuis 10 ans ait tant tardé à demander sa naturalisation ». Missak en tant que cadre du Comité d’aide à l’Arménie (HOK) participe à la propagande en faveur du rapatriement qui aura lieu le 9 mai 1936. Il fait quant à lui le choix de rester en France contrairement aux 1 800 Arméniens qui embarquent sur le Sinaïa pour s’établir en Arménie soviétique. En janvier 1940, sous les drapeaux, il demande une nouvelle fois sa naturalisation et réunit les avis favorables de ses supérieurs et du Préfet du Morbihan. Son dossier n’aura pas le temps d’être traité. La France est occupée en juin 1940.
« Ma petite orpheline bien aimée », cette phrase célèbre de la lettre d’adieu de Manouchian à sa femme Mélinée, à la veille de son exécution, est-il un indice concernant leur relation à la France ? autrement dit, devenus orphelins dans l’enfance suite au génocide arménien puis apatrides à l’adolescence (au Liban), leur sentiment d’appartenance était-il uniquement lié à la communauté arménienne ? le fait d’être orphelins et apatrides leur a-t-il donné une forme d’indépendance qui explique leur sacrifice pour la France ? leur appartenance politique au communisme est-elle aussi un souhait d’appartenance ?
Missak et Mélinée sont deux survivants du génocide des Arméniens, ils ont passé leur enfance dans des orphelinats, ont grandi sans parents. Ces éléments biographiques expliquent la force des liens qui les unissent et qu’ils nouent avec leurs amis du Comité d’aide à l’Arménie (HOK) dans le Paris du Front populaire, un cercle dont font notamment partie deux couples qui s’illustreront dans la Résistance : les artistes Misha et Knar Aznavourian ainsi que Louisa et Arpiar Aslanian qui ne rentreront pas de déportation. Avant de s’engager au sein du Comité d’aide à l’Arménie (HOK) où il rencontre Mélinée, Missak Manouchian a derrière lui une décennie de vie parisienne faite de découvertes et d’expériences enrichissantes mais aussi de solitude. Missak a 18 ans lorsqu’il arrive en France, 19 ans quand il s’installe à Paris, 27 quand il rejoint le PCF et le HOK et 28 quand il se met en couple avec Mélinée. Entre-temps, il a travaillé, s’est cultivé, instruit, a écrit, posé pour des artistes, fréquenté des intellectuels arméniens de gauche, participé à un projet utopiste de vie en collectivité entre 1931 et 1933 avec des communistes venus de toute l’Europe ; épisode au cours duquel il affine sa conscience politique.
Du reste, le fait d’avoir été ciblés par un plan d’extermination lors de la Première Guerre mondiale rend Missak et Mélinée très conscients du danger que représente la montée du fascisme et du nazisme. Le groupe de langue arménienne du PCF existe déjà depuis 10 ans lorsque Missak l’intègre en 1934. Déjà sympathisant, il devient un militant au-moment où les communistes s’allient aux socialistes pour faire barrage à l’extrême droite. A travers ses engagements et ses fréquentations, Manouchian donne à voir ses identités multiples qui ne sont en rien contradictoires. Il est apatride, a envie de devenir Français pays dont il admire la culture. Il est aussi Arménien et se soucie du devenir de l’Arménie. Il est communiste, internationaliste.
« Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant »[4] engagés volontaires dans l’armée de Libération, il aura cependant fallu attendre 1971 pour qu’une partie des fusillés étrangers dont Manouchian, soient reconnus « morts pour la France » (la loi réservant la mention aux seuls Français datait de 1915), alors que cela leur était refusé à cause de leur statut d’étrangers.[5] Comment expliquer ce délai ? est-ce que le sacrifice de non-Français écorne le récit national ? est-ce lié à leur appartenance communiste ou à la thèse selon laquelle ils auraient « sacrifié pour des raisons politiques » ? ou enfin parce que malgré leur mort, on a tardé à les reconnaître comme « des nôtres »[6] ?
Cela reflète à mon sens davantage la négligence de l’administration française qu’une volonté délibérée de ne pas reconnaître le rôle des étrangers dans la Résistance. A ce titre, la découverte de Denis Peschanski qui a appris en 2022 qu’une partie de ces résistants n’étaient toujours pas reconnus « Morts pour la France » va de sens. Grâce à son implication, le FTP-MOI Szlama Grzywacz qui figure sur l’Affiche rouge a été reconnu « Mort pour la France » le 18 février 2023 et le Président Emmanuel Macron s’est engagé à faire le point sur les exécutés en France pendant l’occupation.
Ce que l’on a appelé « L’affiche rouge », propagande allemande publiée à 15 000 exemplaires pour mettre en avant à dessein que sur 24 accusés 19 étaient étrangers et 3 naturalisés, rend compte de la diversité des origines des membres du FTP-MOI, qui était organisé par groupes de langue d’ailleurs (polonaise, hongroise, yiddish, italienne, arménienne). A la faveur de l’entrée au Panthéon des Manouchian, des voix se sont élevées pour demander que l’ensemble du groupe reçoive l’hommage, répondant ainsi à la phrase de Missak Manouchian, « Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement »[7], eux qui avaient choisi d’être Français et n’en avaient pas hérité ? Car finalement quel est le sens de donner sa vie pour un pays qui n’est pas celui qui nous a vu naître ?
C’est en effet l’ensemble du groupe qui est honoré par la République. Les noms des FTP-MOI de Paris fusillés le 21 février 1944 ainsi que celui d’Olga Bancic, guillotinée en Allemagne, et de Joseph Epstein chef des FTP sont désormais gravés en lettre d’or. Cette inscription vaut panthéonisation. A travers Manouchian, on rend enfin hommage aux résistants étrangers, aux résistants communistes, une réparation qui intervient tard mais qu’on ne peut que saluer. Le nom de Manouchian fait partie de la mémoire collective depuis 1955 grâce à Aragon et son poème Strophes pour se souvenir qui reprend des passages de la lettre d’adieu qu’il adresse à Mélinée. Il est devenu le symbole de la composante immigrée de la Résistance. Les immigrés justement, réunis au sein de la MOI du PCF, n’avaient jamais adhéré à la ligne du pacte germano-soviétique renvoyant dos à dos Hitler et Churchill. Beaucoup étaient des Juifs qui avaient fui les persécutions antisémites, des Italiens antifascistes, des républicains espagnols. Ils voulaient combattre dans l’armée française, défendre leur patrie d’accueil dont ils admiraient les idéaux hérités de la Révolution française et la devise. Rappelons-nous que la France représentait un phare pour tous les peuples qui rêvaient d’émancipation. C’est le cas de Manouchian qui insiste pour être sous les drapeaux alors qu’il est emprisonné à la prison de la Santé en tant que communiste. Il est envoyé dans une caserne en Bretagne où on le voit poser fièrement en uniforme. C’est à ce moment-là qu’il dépose une deuxième demande de naturalisation.
Le PCF clandestin va mobiliser sa MOI pour mener le combat contre l’occupant. L’invasion de l’URSS par l’Allemagne en juin 1941 éclaircit la position du PCF qui avait déjà évolué depuis l’automne 1939. Les FTP-MOI vont jouer un rôle clé dans la Résistance intérieure. Mais beaucoup n’avaient pas d’expérience de la guérilla (sauf pour quelques anciens interbrigadistes) et de la lutte clandestine. Contre eux, la police française est déchaînée. Les chutes se multiplient et les militants qui ont un profil plutôt politique comme Manouchian acceptent de prendre les armes pour remplacer ceux qui ont été arrêtés.
Ce qu’on peut retenir de son sacrifice est contenu dans sa dernière lettre. Manouchian pense à la postérité quand il parle de bonheur, de victoire prochaine, de mémoire honorée. 80 ans après sa mort, il intègre le roman national.
Florence Baillon, février 2024
[1] Aragon, Louis, « Strophes pour se souvenir », Le roman inachevé, Paris, Gallimard, 1956.
[2] Éluard, Paul, « Légion », Hommages, Paris, Cahiers de la poésie nouvelle, numéro 7 – 8, 1950.
3 Voir sur le sujet : https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2017-1-page-59.htm.
[4] Aragon, op.cit
[5] « Sur les 185 fusillés étrangers du Mont Valérien, 86 n’ont jamais été déclarés Morts pour la France »,voir https://www.ouest-france.fr/culture/histoire/guerre-39-45/avec-manouchian-les-etrangers-morts-pour-france-pourraient-entrer-au-pantheon-ad3dd704-d2bd-11ed-8286-f025829e4b1d. Dans cette lettre d’adieu, Celestino Alfonso écrivait : « je ne suis qu’un soldat qui meurs pour la France ».
[6] « Dans les yeux aucune curiosité malsaine, mais de l’admiration, de la sympathie, comme s’ils étaient des nôtres. Et en fait ils étaient des nôtres puisqu’ils luttaient parmi des milliers des nôtres pour notre Patrie, parce qu’elle est aussi la Patrie de la liberté. » in « Choses vues », article paru dans Les Lettres françaises en mars 1944, cité dans Manouchian, Missak et Mélinée Manouchian, deux orphelins du génocide des arméniens engagés dans la Résistance française d’Astrig Atamian Claire Mouradian et Denis Peschanski, Paris, Textuel, 2023, p.144.
[7] Lettre à Mélinée.