« Violences conjugales et intrafamiliales chez les Françaises de l’étranger : Pour une action publique contextualisée et innovante » est l’intitulé de la table ronde organisée le 03 novembre dernier à la Maison du Barreau de Paris à l’initiative du think tank « La France et le monde en commun » en collaboration avec la Commission ouverte internationale Amérique latine du barreau de Paris, à travers sa responsable maître Patricia Cuba-Sichler. Le thème des violences faites aux femmes est dorénavant très présent dans l’espace médiatique, mais cette visibilité récente d’un problème très ancien demeure marginale lorsqu’il s’agit des Françaises de l’étranger. Elle mobilise pourtant des élus des Français établis hors de France, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, le monde associatif, les professionnels notamment les spécialistes du droit, mais en ordre dispersé.

Le think tank s’est emparé de cette problématique et a produit un rapport qui établit un état des lieux des initiatives à la fois des connaisseurs de la réalité de l’expatriation et des personnes binationales et de ceux qui sont en charge des politiques publiques les concernant. Patricia Cuba-Sichler a rappelé que la Commission avait souhaité la tenue de cet événement qui avait comme objectif premier de promouvoir un débat avec ces différents acteurs, pour penser collectivement un dispositif ad hoc, qui a nécessairement besoin du droit et pour envisager des solutions efficaces à la problématique des violences conjugales et intrafamiliales des Françaises hors de France.

Florence Baillon, en sa qualité de présidente et co-fondatrice du think tank a introduit le débat en s’appuyant sur le rapport « Violences conjugales chez les Françaises de l’étranger : quand l’expatriation devient accélératrice des inégalités de genre », publié en janvier 2025 sur le site, qui montre comment les rapports de domination peuvent être exacerbés par la distance géographique et juridique. Elle a souligné le manque de données et d’études quantitatives sur les violences intrafamiliales à l’étranger ; la dépendance économique (due en particulier à la difficulté de trouver un emploi local) et administrative de nombreuses femmes dites « conjointes suiveuses », dont le visa dépend du statut professionnel de leur mari ; l’isolement social dans de petites communautés françaises où les réseaux de sociabilité se limitent souvent à d’autres expatriées ; la méconnaissance des dispositifs de protection disponibles, tant locaux que français. À ce contexte initial d’éloignement, en cas de violence, ces femmes se heurtent à des obstacles multiples : impossibilité de déposer plainte (souvent faute d’adresse locale et/ou de maîtrise de la langue), difficultés pour trouver un logement, absence d’accès aux aides françaises (pour des raisons d’extraterritorialité), et dégradation de leur statut administratif (titre de séjour lié au conjoint violent).

Face à ce constat, de nombreuses pistes d’amélioration existent : inscrire systématiquement une extension explicite aux Français de l’étranger dans toute nouvelle loi sur les violences faites aux femmes ; former les personnels consulaires, les élus des Français de l’étranger et les consuls honoraires à la détection et la prise en charge des violences; renforcer le rôle des postes diplomatiques en intégrant des personnalités qualifiées (avocats, psychologues, notaires formés aux violences sexuelles et sexistes); améliorer le retour en France : supprimer des délais de carence pour la Sécurité sociale (depuis la table ronde, les parlementaires ont mis fin au délai de carence), favoriser un accès prioritaire aux logements sociaux (via France Horizon), accompagner la scolarisation et à la réouverture de droits sociaux. En guise de conclusion, elle regrette que les Françaises établies hors de France se retrouvent face à une rupture d’égalité de traitement par rapport aux résidentes en France, faute d’une approche coordonnée et globale.

Mais la situation des Françaises de l’étranger n’est évidemment pas un cas isolé, ce qu’a rappelé l’ambassadrice du Panama en France Joanna Villareal, qui préside par ailleurs le Réseau des femmes diplomates latino-américaines en France. L’ambassadrice a rappelé une évidence, toujours utile à répéter : les femmes connaissent bien les problèmes qu’elles affrontent. Il faut désormais que les hommes en prennent conscience et s’engagent à leur tour. La lutte contre les violences sexistes et sexuelles doit impliquer tout le monde, pas seulement les femmes. Elle a présenté le cadre juridique panaméen et latino-américain, en soulignant que la région est pionnière en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.
Dix-huit États, dont le Brésil, le Mexique et la Colombie, ont intégré la notion de féminicide dans leur droit. Au Panama, la loi n° 82 de 2013 reconnaît ce crime et garantit un dispositif complet de protection, dans la lignée de la Convention de Belém do Para (1994). Elle a néanmoins relevé deux difficultés majeures : la barrière linguistique, qui empêche souvent les femmes étrangères de déposer plainte ou d’expliquer les violences subies ; le statut administratif précaire, certaines victimes n’ayant pas de titre de séjour et craignant l’expulsion du pays. Enfin, malgré l’existence d’ordonnances de protection interdisant tout contact du conjoint violent, 15 % des femmes assassinées au Panama le sont alors qu’elles en bénéficient déjà. Elle a appelé à une coopération internationale renforcée pour assurer l’application effective de ces mesures et une reconnaissance mutuelle entre États.

L’avocate au Barreau de Paris, spécialiste du droit de la famille, des personnes et du patrimoine, Sarah Benghozi a poursuivi l’état des lieux concernant les Françaises de l’étranger, en particulier en Amérique latine. Elle a analysé le cumul de vulnérabilités rencontrées par les victimes à l’étranger : éloignement géographique, isolement, dépendance financière et psychologique, barrières culturelles et linguistiques. De plus, son expérience lui a montré que les femmes ont souvent du mal à se reconnaître comme victimes et à franchir le pas du dépôt de plainte. Elle a rappelé que tous les pays d’Amérique latine ont ratifié la Convention de Belém do Para, qui engage les États à prévenir et sanctionner les violences faites aux femmes, ainsi que la Convention d’Istanbul et la Convention de La Haye de 1996 qui permettent d’établir la compétence du juge français dans les affaires de protection familiale. Ainsi, une ordonnance de protection (OP) peut être demandée en France même si la victime réside à l’étranger, à condition d’être de nationalité française. Le juge aux affaires familiales (JAF) peut être saisi par un avocat mandaté en France, sans obligation de comparution personnelle. Les audiences se tiennent souvent en visioconférence, à huis clos. Cependant, la question de l’exécution de l’ordonnance à l’étranger demeure cruciale : tout dépend de la coopération entre États. Maître Benghozi a insisté sur le rôle du consulat comme relais entre la victime et les autorités françaises en ce qui concerne l’appui au dépôt de plainte local, l’aide à la traduction et l’orientation vers des associations ou avocats partenaires, même si la première réponse doit souvent venir du droit local, plus réactif en cas d’urgence.

Ce fut ensuite au tour d’Ilde Gorguet, en sa qualité de Sous-Directrice de la protection des droits des personnes à la Direction des Français à l’étranger (DFAE) et de l’administration consulaire du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE). Elle a présenté les actions du MEAE pour renforcer la protection des femmes françaises à l’étranger : l’élaboration d’une feuille de route interministérielle dédiée à la lutte contre les violences faites aux Françaises à l’étranger; la création d’une page d’information unifiée sur les sites des ambassades et des consulats, accessible en quelques clics, listant les dispositifs locaux (foyers, avocats, lignes d’urgence); la mise en place d’un tchat de signalement 24h/24 animé par des policiers et gendarmes formés à la réception de la parole des victimes; la diffusion d’un Guide d’accueil et d’écoute des victimes à l’ensemble du réseau consulaire et aux élus des Français de l’étranger. Elle a précisé que les autorités consulaires n’ont pas de pouvoir coercitif, mais peuvent alerter les forces de l’ordre locales en se fondant sur la Convention de Vienne de 1963. Par ailleurs, le Ministère s’efforce de renforcer les liens avec les pays “affinitaires”, partageant des valeurs communes de protection des droits humains, pour faciliter la coopération judiciaire et sociale. Finalement, Ilde Gorguet a évoqué la nécessité d’un continuum d’accompagnement en cas de retour en France, car la compétence du MEAE cesse dès le retour sur le territoire national.

Sophie Briante Guillemont, sénatrice des Français établis hors de France, a rappelé que ces politiques publiques sont nées de la société civile : d’abord des groupes d’entraide sur les réseaux sociaux, rassemblant des centaines de femmes en détresse, puis un travail de coordination d’associations locales, notamment au Portugal et à Singapour. Le projet SaveYou, porté par la Sorority Foundation, est né de cette dynamique : une plateforme d’écoute et d’orientation dédiée aux Françaises de l’étranger, mise en place avec l’appui du MEAE. Il s’agit d’un partenariat qui n’occasionne aucune dépense pour l’État, le ministère orientant simplement les victimes vers la plateforme, des amendements parlementaires ayant été déposés pour consolider ce cadre. Elle a identifié plusieurs défis : le manque d’information des femmes sur leurs droits et sur les dispositifs existants; la méconnaissance du fait que certaines entreprises versent des compensations aux conjoints pour la perte d’emploi de leur partenaire expatriée ; le lobbying nécessaire auprès des entreprises françaises à l’étranger pour qu’elles intègrent la prévention des violences dans leurs politiques de ressources humaines. Les associations comme la FIAFE (Fédération internationale des accueils français et francophones d’expatriés) souvent composées de femmes expatriées, pourraient être davantage impliquées : elles représentent un maillage de proximité crucial pour la prévention et le repérage. Elle a insisté sur la formation du personnel consulaire et sur la coopération entre avocats français et locaux, indispensable pour une réponse rapide et adaptée. Enfin, la sénatrice a rappelé les difficultés du retour en France : démarches administratives complexes, recherche de logement, scolarisation des enfants, ouverture de compte bancaire. Elle a conclu sur une conviction partagée : la politique publique ne peut être uniquement étatique, elle doit s’appuyer sur les acteurs locaux, associatifs et juridiques.

Florence Baillon

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