La mobilité humaine est un phénomène à la fois ancien et toujours d’actualité. Protéiforme, elle est très fortement liée au contexte du point de départ, du point d’arrivée et du chemin entre les deux. Regard sur la frontière sud du Mexique, ses acteurs, sa réalité, son interculturalité.

La migration des peuples est la façon dont le monde a été créé et façonné. Les découvertes de la préhistoire, de l’archéologie et de l’histoire confirment le voyage ancien des groupes humains à travers les différentes latitudes du globe terrestre. C’est cette insatiable vocation nomade, avec ses contextes respectifs et ses causes multiples, qui a conduit des hommes et des femmes de toutes parts vers les quatre points cardinaux. Marcher sur la planète n’est donc pas une nouveauté mais une vieille habitude humaine. Ce qui se renouvelle dans ce voyage quotidien, ce sont les élaborations historiques, les contextes spécifiques dans lesquels la migration se produit et les interconnexions culturelles qui s’établissent. Chaque parcours humain se déroule dans un contexte précis, dans une époque historique, et c’est cela qu’il est important de comprendre.

C’est précisément dans ce contexte de la frontière sud du Mexique que je travaille avec l’organisation Médecins du Monde, et où l’on constate un enrichissement culturel quotidien grâce au processus migratoire. De même que nous nous inquiétons de diverses situations qui criminalisent systématiquement et violent les droits des migrants. C’est pour cette raison que je me demande si les zones frontalières sont finalement des frontières mentales pour les uns ou des frontières physiques pour d’autres.

Dans le sud du Mexique, il existe principalement trois couleurs pour les personnes souhaitant migrer : Tapachula ou « couloir de la côte », Frontera Comalapa-San Cristobal ou « couloir central », et Palenque-Tenosique ou « couloir de la jungle ». Nous travaillons tout au long de ce dernier depuis plus d’un an et demi, et nous pouvons constater qu’il existe plusieurs facteurs d’enrichissement au niveau local.

« Le couloir de la jungle », par sa situation, a une composante interculturelle très forte, puisque cohabitent dans cet espace frontalier : des communautés indigènes mayas (parlant principalement le Chol ou le Tzeltal) qui s’administrent par eux-mêmes via les us et coutumes, des communautés de migrants ou de réfugiés (principalement des Honduriens et des Haïtiens) et des métis mexicains. Dans le cas des communautés indigènes, certaines sont sympathisantes du mouvement zapatiste. Depuis plusieurs années, un système de solidarité s’était mis en place autour du soutien aux communautés de migrants en transit. Cela s’était concrétisé par l’accompagnement, l’hébergement, l’alimentation, la recharge de batteries de téléphone et la transmission de savoirs ancestraux aux migrants. Par ailleurs, les migrants dynamisaient l’économie locale. Il n’y avait aucune forme de rejet ou de xénophobie comme cela peut exister dans certaines communautés métisses de la région. Il faut également prendre en compte que certains réfugiés se sont insérés dans les communautés locales, apportant avec eux une culture qui se manifeste sous diverses formes telles que la nourriture, la langue et d’autres connaissances diverses et variées.

Cependant, les processus migratoires sont devenus, pour de nombreuses personnes, un périple dangereux, ce qui constitue un défi tant pour les communautés de migrants que pour les communautés d’accueil. On peut observer une prévalence plus élevée de certaines maladies dans ces régions, comme le paludisme. La grande majorité correspond à du paludisme importé, notamment lors du passage des migrants par le détroit du Darién entre la Colombie et le Panama, puisque la période d’incubation est comprise entre 15 et 30 jours. Dans les faits, il existe une grande méconnaissance de cette pathologie au sein de la population locale. Il existe même quelques difficultés à l’identifier au niveau clinique. Nous avons été confrontés à certaines communautés qui stigmatisent ou associent cette maladie aux migrants. Certaines personnes ont des préjugés, selon lesquels elles pourraient être infectées par le seul contact physique. C’est pour cette raison que nous mettons l’accent sur la promotion de la santé, comme facteur préventif, mais aussi comme agent de déstigmatisation.

De même, les facteurs de risque qui affectent les personnes qui décident de migrer ont de graves conséquences sur leur santé mentale. Nous avons assisté à des cas de torture ou de violences extrêmes, qui génèrent des traumatismes profonds (stress post-traumatique, angoisse chronique…) qui nécessitent un suivi, ce qui ne peut avoir lieu dans le cas de personnes en transit. En outre, certaines personnes souffrent déjà de maladies psychiatriques et ont besoin d’un traitement avec des médicaments psychotropes. Ce qui est difficile en soi, en raison d’une carence de psychiatres au Mexique. Bien souvent, si elles ne reçoivent pas de traitement, ces personnes se retrouvent sans abri dans ces villes frontalières, créant ainsi un risque pour elles-mêmes et pour les communautés locales. Chez Médecins du Monde, nous appliquons le modèle mhGAP de l’OMS, principalement pour les troubles mentaux, neurologiques et la toxicomanie, qui, bien qu’il puisse constituer une solution pour les personnes en séjour de longue durée, ne l’est pas pour les personnes en transit car il requiert un suivi.

La migration est devenue une activité lucrative pour de nombreux groupes d’intérêt. Tout d’abord, le crime organisé. Plusieurs cartels de la drogue ont su diversifier leurs activités, dont aujourd’hui le trafic d’êtres humains ou l’enlèvement de personnes migrantes contre rançon. Nous avons assisté à plusieurs situations d’exploitation sexuelle ou de personnes kidnappées en cours de route. Ces derniers mois, à Frontera Corozal, point frontière avec le Guatemala, les communautés indigènes ont dû fermer le passage frontalier pour se protéger et éloigner le crime organisé qui profitait du passage des migrants pour générer des bénéfices. Toutefois, les niveaux de violence n’ont pas diminué dans plusieurs communes frontalières. Dans notre cas, nous avons dû arrêter notre intervention en raison du risque que constitue ce secteur.

Pour toutes ces raisons, je crois fermement qu’une migration sûre est possible, à condition que les gouvernements aient la volonté de ne pas la stigmatiser ni de la criminaliser. Nous sommes conscients que peu importe le nombre de murs ou de barrières que nous érigerons, nous n’arrêterons pas un mouvement « vieux comme le monde ». Par ailleurs, à la lecture des situations actuelles de conflit, de crises socio-économiques, de changement climatique ou de répression, je ne crois pas que les flux migratoires vont diminuer.

Antoine Lissorgues
Coordinateur général Médecins du Monde Suisse au Mexique
Antoine Lissorgues a été coordinateur du réseau des Alliances Françaises d’Équateur et Directeur de l’Alliance Française de Cuenca, Responsable Amérique Latine et Caraïbes de la Fondation Terre des hommes à Lausanne, Chef de délégation de la Fondation Terre des hommes-Lausanne en Colombie et au Pérou.

Migration, frontière physique, frontière mentale. Une ligne réelle ou abstraite ? - La France et le Monde en Commun

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