Alors qu’une majorité de Chiliens ont rejeté par référendum le projet de nouvelle constitution visant à définitivement tourner la sinistre page du pinochétisme, et à deux jours de la commémoration du coup d’État de 1973, Florence Baillon évoque le travail en cours du réalisateur Thomas Lalire, le film documentaire La résidence, consacré notamment au rôle de l’ambassadeur de France à Santiago à ce moment-là et à la transmission de la mémoire de ces événements. Article écrit par Florence Baillon et publié par la Fondation Jean Jaurès le 9 septembre 2022

No podemos cambiar nuestro pasado; sólo nos queda aprender de lo vivido.
Michelle Bachelet1

Depuis les années 1970, la question mémorielle occupe une place chaque année plus importante dans la société et nourrit le débat des historiens, ce que le professeur Philippe Joutard appelle « la tyrannie de la mémoire », et voit comme une injonction au devoir de mémoire en opposition au devoir d’histoire qu’il qualifie d’impératif majeur. Les tensions au sein de l’historiographie actuelle sont fécondes, même si (ou parce que) elles sont liées à des positions idéologiques, à un souhait de déconstruction de l’histoire officielle et à une réflexion sur le statut accordé aux témoignages oraux de ceux qui ont vécu ce qu’ils racontent. Alors que la recherche de témoins peut avoir un lien direct avec celui qui interroge le passé, car le travail mémoriel assume pleinement la part de subjectivité des éléments recueillis, le réalisateur Thomas Lalire n’a pas de lien direct ni avec le Chili, ni avec l’époque de la dictature d’Augusto Pinochet. Il ne s’agit ni d’une recherche des origines, ni d’un travail de remise en question du récit national, sinon d’une interrogation sur le courage de gens ordinaires dans des circonstances exceptionnelles, sur le devoir moral plutôt que le devoir de mémoire, d’une mise en lumière du récit des témoins sans prétendre à une vérité autre que celle du vécu et de ce que la mémoire en a fait, de la transmission au sein d’une famille et enfin d’une sorte de miroir entre deux lieux (la résidence de l’ambassadeur et le château familial), deux pays, deux époques, deux générations.

La genèse

Étudiant de Sciences Po Lyon, Thomas Lalire réalise sa troisième année en Amérique latine, une région qui l’intéressait depuis ses études. L’histoire contemporaine du Chili plus particulièrement fait écho à un questionnement central pour lui : la place de la mémoire et le recours aux archives orales dans une histoire du temps présent. Une approche qu’il découvre avec l’universitaire Laurent Douzou, spécialiste de l’histoire et de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, et notamment de la Résistance intérieure française.

Son projet de poursuivre un recueil d’entretiens initié par des étudiants de Sciences Po auprès de la Villa Grimaldi à Santiago (lieu de détention, de torture et d’exécution pendant la dictature devenu lieu de mémoire) se révèle impossible. Thomas Lalire décide malgré tout de partir au Chili où il effectue un stage dans une association de protection de l’enfance. En parallèle, il suit des cours en histoire contemporaine à l’université publique du Chili en auditeur libre. Il visite le Musée de la mémoire et des droits humains : un endroit mis en place par le Congrès national sur proposition de la présidente Bachelet en mai 2007 et inauguré le 11 janvier 2010 en présence de 3000 personnes (représentants d’organisations de droits humains, personnel politique, victimes de la dictature et leur famille), qui rassemble témoignages et documents de la dictature. De retour du Chili, Thomas Lalire oriente sa recherche sur le rôle et le parcours de prêtres français envoyés par l’Église de France en Amérique latine dès le début des années 1960. Ces religieux, souvent issus de l’action catholique ouvrière et proches de la théologie de la libération, faisaient le choix de vivre dans les quartiers populaires périphériques (comme le célèbre quartier « poblacion de Victoria » à Santiago) et les zones rurales par sensibilité sociale et volonté de vivre auprès des plus pauvres. Plusieurs prêtres français participent d’ailleurs à la création de « Chrétiens pour le socialisme » en 1971. C’est au cours d’un entretien avec Charles Condamines2 qu’il entend parler d’un ambassadeur de France au Chili, qui l’a caché dans le coffre de sa voiture pour le faire pénétrer dans la résidence, et après trois semaines l’a accompagné jusque sur le tarmac de l’aéroport, lui sauvant la vie. Ce témoignage constitue un déclic pour Thomas Lalire, la réalité faisant parfois preuve de plus d’imagination que la fiction… Il décide alors de se concentrer sur cette histoire.

L’histoire

Il découvre ensuite le livre écrit par l’ambassadeur Pierre De Menthon en 1979, Je témoigne3 : en plus de son témoignage sur cette gestion, il évoque ce qui constitue probablement l’une des plus grandes actions humanitaires de la diplomatie française intramuros : 800 personnes hébergées dans la chancellerie et dans la résidence dans laquelle vivaient l’ambassadeur et sa famille, soit 600 Chiliens et 200 étrangers, dont des Latino-Américains qui étaient venus au Chili pour des raisons politiques (Brésiliens, Uruguayens, Boliviens). Il lit ensuite les carnets de sa femme, Françoise de Menthon4 : il s’agit de carnets rédigés entre le 11 octobre 1973 et le 6 février 1974, une sorte de chronique de la résidence. Elle y narre ses actions et son rôle, complémentaires de ceux de l’ambassadeur et du personnel diplomatique, pour gérer tout ce qui va découler de la décision d’accueillir des personnes dans les locaux de l’ambassade : organiser les repas, se soucier du réapprovisionnement en vivres, gérer les arrivées, répondre à des personnes qui sont inquiètes, écouter des personnes qui ont vécu un traumatisme récent et réel, qui ont failli mourir, ont vu leur proches disparaître, sont à leur recherche d’informations sur les leurs, etc.

La décision de transformer la chancellerie et la résidence de l’ambassade en centre d’hébergement a été prise dans l’urgence : les De Menthon sont en France pour un mariage au moment du coup d’État. Lors de la rencontre de Pierre de Menthon avec le président Pompidou, celui-ci lui dit de « faire tout son possible sur le plan humanitaire », ce qui ne signifiait pas, et loin s’en faut, de mener une politique d’asile diplomatique contraire à la doctrine de la France. Il y a donc une intention présidentielle dont l’ambassadeur va se saisir, ouvrir les portes dès la levée du couvre-feu trois jours après le coup d’État jusqu’à la dernière possibilité laissée par la junte militaire le 11 décembre 1973. À cette date, le gouvernement lance une sorte d’ultimatum aux ambassades européennes qui pratiquent l’asile diplomatique, les ambassades latino-américaines de leur côté bénéficiant d’une convention historique signée à Montevideo qui reconnaît l’asile politique entre les États latino-américains5. Selon les chiffres, ce sont plus de 6000 Chiliens qui vont bénéficier de mesures d’asile diplomatique dans les premiers mois qui suivent le coup d’État et les deux tiers de ces personnes sont hébergés dans les ambassades d’Argentine, du Mexique, du Venezuela, de la Suède, de l’Italie et de la France. Malgré l’avertissement, certains pays européens poursuivront leur action et les De Menthon vont continuer à recevoir un certain nombre de personnes et tenir, dans ce rapport de force qui se poursuit en 1974 en attendant que ces exilés obtiennent un sauf-conduit.

Pourquoi cet ambassadeur et sa femme vont-ils se lancer dans ce tour de force dangereux ? Ils arrivent au Chili en mars 1972 avec deux de leurs huit enfants. Au moment du coup d’État, ils vivent avec leur dernier, Pierre-Henri de Menthon, qui, à dix ans, va vivre avec eux toute cette période d’accueil des réfugiés chiliens alors que le reste de la fratrie se trouve à Paris. Cette situation explique aussi l’enjeu d’une transmission familiale de l’histoire au regard de la difficulté à raconter un quotidien bien éloigné du rythme protocolaire d’une ambassade. D’autant que la prise de risque ne concerne pas uniquement la junte militaire chilienne : en effet, la communauté française de Santiago, surtout ses membres les plus aisés, comprend mal la décision d’accueillir des militants de l’Unité populaire dans l’ambassade. Pour les de Menthon, cette décision s’impose à eux comme un impératif moral : des personnes en danger sonnent à leur porte, des religieux français (Nadine Loubet ou Sœur Odile, Michel Bourguignat) et chiliens (Mariano Puga, Rafael Maroto, Roberto Bolton, Fernando Ariztia et d’autres) leur demandent d’héberger des personnes en danger de mort : « certainement Pierre de Menthon et son épouse n’étaient-ils pas rassurés d’avoir dû transformer l’ambassade en camp de réfugiés, mais leur conscience morale ne leur permettait pas d’agir autrement. Cette capacité à empêcher le crime au nom de la primauté de la vie évoque cette forme supérieure de la vertu humaine qui est le courage6. »

Il y a un point de rencontre entre la consigne de George Pompidou, dont Pierre de Menthon dit qu’elle sera comme un viatique pendant l’exercice diplomatique durant les premiers mois de la dictature, et leurs convictions personnelles et religieuses. Lorsque Thomas Lalire interroge Françoise de Menthon sur cette décision, elle répond « parce que nous sommes chrétiens », une sorte d’évidence liée à la foi et à leur histoire personnelle. Ils ont souffert de la Seconde Guerre mondiale : Pierre de Menthon a été prisonnier cinq ans en Allemagne, Françoise a perdu son premier mari au combat. Le frère de Pierre, François de Menthon, s’était engagé à Annecy dans la création du premier mouvement de résistance de la zone sud, appelé « Liberté » et qui deviendra « Combat », un des trois groupes que Jean Moulin ira unifier à la demande du général de Gaulle depuis Londres. Au Chili, ils sont « […] face au croisement de tout cela avec la conviction de ce qu’il faut faire à ce moment-là, à cette place-là, face à un événement soudain, inattendu, qui comme tous les grands événements historiques rebat les cartes, ne dicte rien, mais laisse une forme d’autonomie morale »7. Les circonstances sont pressantes aussi. Le chargé d’affaires de l’ambassade a pris l’initiative le 13 septembre 1973 d’accueillir un journaliste, menacé de mort et dont le nom fait partie d’une liste qui tourne sur les ondes contrôlées par les militaires, Eugenio Lira Massi8. Il a également accueilli le conseiller économique du président Allende, Alexis Guardia Basso. C’est donc une décision du chargé d’affaires qui au retour de l’ambassadeur sera confortée. Les jours suivants, des gens se pressent aux grilles d’entrée de la chancellerie et de la résidence, alors que d’autres enjambent le mur d’enceinte de l’ambassade. Après avoir quitté le Chili comme diplomate, Pierre de Menthon participera à une série de conférences pour Amnesty International afin de témoigner de ce qui se passait encore au Chili à ce moment-là, mais meurt le 4 juin 1980 à la veille d’une conférence prévue à Lyon.

Le film documentaire

Passionné par cette histoire, Thomas Lalire décide de se lancer dans la réalisation d’un film, bien qu’il n’ait pas fait d’études de cinéma. Il mène notamment un premier entretien avec Françoise de Menthon qui insiste sur le fait qu’elle a écrit ses carnets pour ne pas oublier cette histoire. En 2017, il dépose un dossier d’aide à l’écriture auprès de la région Bourgogne-Franche-Comté en mettant en avant la maison familiale des De Menthon, le château de Choisey dans le Jura. Le lieu devient un personnage du film qui permet d’établir une sorte de déplacement entre la résidence de l’ambassade au Chili et la résidence secondaire. Il se rapproche de la famille, visite le château dans lequel il retrouve de nombreuses traces du Chili, à l’image de cette photo d’Allende qu’un réfugié a dédicacée, d’affiches d’Amnesty International ou des tissus rapportés d’Amérique latine. Autant de formes de manifestation de la mémoire. Quelques mois après le décès de Françoise de Menthon en avril 2019, Guillaume de Menthon, l’un des petits-enfants de Pierre et Françoise, propose d’inviter les Chiliens qui sont passés par la résidence dans le château. La décision est prise de réunir les premiers témoins de cette histoire, et d’organiser cette rencontre dans le cadre du tournage du film9. L’intérêt des petits-enfants de Pierre et Françoise de Menthon pour (re)découvrir cette histoire rencontre le souhait de nombreux réfugiés de la raconter.

Une nouvelle mémoire ?

Le film est un espace de rencontre entre le récit de Françoise de Menthon, c’est-à-dire l’intégralité de ses carnets originaux, et les diverses formes de la manifestation de la mémoire dans la résidence familiale ouverte aux témoins directs de cette histoire à l’occasion d’une journée organisée le 11 juin dernier. Ce qui intéresse Thomas Lalire et le coréalisateur Benoît Keller, c’est d’observer et de filmer les mécanismes de transmission de la mémoire comme manifestation dans le temps présent d’événements passés. Ce sont des photos d’archives exposées mais aussi la projection de témoignages qui contribuent à faire émerger des souvenirs. Le même jour, les Chiliens présents viennent aussi déposer un souvenir de leur passage à l’ambassade de France. Cette journée du 11 juin 2022 a été filmée dans sa préparation, sa mise en place et son déroulé. En la filmant, il s’agissait aussi de rechercher tout ce qui permet à la mémoire d’émerger à travers des paroles, des confidences, des gestes et des actions menés dans le château de Choisey. Cette rencontre, presque cinquante ans après le coup d’État, permet de filmer le passé dans le présent en créant un écho mémoriel au récit de Françoise de Menthon.

Pour Thomas Lalire, « Il faut arriver à tenir les deux fils, celui de la rencontre au temps présent et celui d’une histoire passée que nous raconte Françoise. C’est la mémoire qui les relie ».

Et maintenant ?

Dorénavant, les coréalisateurs poursuivent la réalisation, avec l’appui de la société de production, la société des Apaches et de l’association Papyrus, créée pour accompagner la production du film et qui a organisé la journée du 11 juin 2022. Plus de deux cents personnes ont aussi soutenu financièrement l’organisation de cet événement. France 3 Bourgogne-Franche Comté sera le diffuseur, avec une perspective de diffusion autour du 11 septembre 2023, pour les cinquante ans du coup d’État, après plusieurs semaines de montage au printemps 2023.

Finalement, après avoir vu le film La résidence, on pourra légitiment s’interroger si Thomas Lalire fait œuvre de mémoire ou d’histoire. On pourra aussi se demander comment qualifier ce qui émane de la rencontre du 11 juin, qui ravive la mémoire dans un dispositif inédit. Est-ce encore la mémoire, d’ailleurs ? « Mémoire, sœur obscure et que je vois de face / Autant que le permet une image qui passe … », comme l’a écrit le poète franco-uruguayen Jules Supervielle, dans son livre Oublieuse mémoire.

Florence Baillon pour la Fondation Jean Jaures

  1. « Nous ne pouvons pas changer notre passé ; il ne nous reste qu’à apprendre de ce qui a été vécu », extrait du discours de
    Michelle Bachelet lors de l’inauguration du musée de la mémoire et des droits humains de Santiago, 11 janvier 2010.
  2. Charles Condamines est parti en tant que prêtre au Chili mais il met fin à son engagement sacerdotal avant le coup d’État
    du 11 septembre 1973. Il fait le récit de sa rencontre avec l’ambassadeur dans le livre J’étais prêtre et ne suis plus chrétien,
    L’Harmattan, 2019.
  3. Pierre de Menthon, Je témoigne, Québec 1967, Chili 1973, préface d’Alain Peyrefitte, Éditions du cerf, 1979.
  4. Françoise de Menthon, Les carnets de Françoise 1973-1974 : Cent-onze jours à l’ambassade de France au Chili, Éditions La
    Boîte 29, 2022.
    Convention de Montevideo sur l’asile diplomatique, signée dans le cadre de la VIIe
  5. Conférence des États Américains, 1933.
  6. Christian Lequesne, « Point de vue. Le courage face au crime », Ouest-France.fr, 16 juillet 2019.
  7. Entretien avec Thomas Lalire, juillet 2022.
  8. Eugenio Lira Massi avait attiré les foudres de la diplomatie française quelques mois auparavant en condamnant les essais
    nucléaires de la France dans le Pacifique. Il était donc bien connu des services de l’ambassade.
  9. En 2003, Françoise de Menthon reçoit la Légion d’honneur remise par Michelle Bachelet.

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