Michael Vincent est économiste écolo, expert des questions d’économie et de stabilité financière, enseignant à la Sorbonne, et président de l’ONG Greentervention.

Nous lui avons posé quelques questions suite à la publication du livre « La Dette, une solution face à la crise planétaire ? », essai qu’il a co-écrit avec Dorian Simon.

Quelques questions :

1/ Dans ta conclusion, tu évoques la possibilité d’un Bretton Woods III qui consacrerait un néo-bloc à l’ouest autour du couple Dollar-Euro et un bloc sino-russe dont la monnaie serait basée sur les matières premières. Quelles seraient les conséquences d’un tel système monétaire ? Selon toi, doit-on espérer un Bretton Woods III et à quoi devrait-il ressembler ?

Pour être tout à fait sincère sur cette partie de la conclusion, ce n’est pas tant un appel à un Bretton Woods III qu’un pronostic de l’arrivée au bout de la configuration actuelle. On fait la prédiction qu’un moment de bascule, peut-être presque hamiltonien, est proche, et nous citons d’ailleurs même la directrice générale du FMI qui l’admet également en d’autres termes. 

A titre plus personnel, si ce changement se contente d’être un simple rééquilibrage entre les grands blocs, ce serait un début plus égalitaire, mais pas forcément des plus réjouissants sans une remise en cause de la gouvernance, car les intentions du bloc sino-russe ne sont pas des plus démocratiques et s’il s’agit de remettre deux sous dans le jeu de la compétition face aux américains et aux européens, ce sera un changement pour que rien ne change. 

Le BW III utile ne doit pas simplement être une machine de guerre commerciale et d’affirmation d’indépendance d’un bloc sur un autre, mais bien remettre la monnaie au service des peuples, engager une certaine définanciarisation, peut-être même une relocalisation des pratiques, et définitivement s’inscrire dans une optique de sortie de la crise climatique et écologique que nous traversons, plutôt que de consacrer la guerre monétaire et financière qui nous détourne de celle-ci, jusqu’à ce qu’elle revienne nous mordre encore plus fort. Dans les changements de paradigme désirables, je propose l’intégration dans la gouvernance économique de la soutenabilité climatique et écologique plutôt que la soutenabilité de la dette, l’idée de privilégier une neutralité carbone à la politique monétaire face à la prétendue « neutralité » du marché et de la monnaie, et d’un qualitative easing plutôt que le quantitative tightening qui s’est lancé en réponse aux années de quantitative easing.

2/ Un des thèmes qui revient dans ton livre est la technicité du sujet de la dette publique et de la crise monétaire. Le monde de la finance bénéficie de cette opacité, et malheureusement les politiques et les citoyens peinent à s’emparer du sujet. Comment pourrait-on démocratiser le sujet et le rendre compréhensible pour tous, de telle sorte que la mise en place de régulations, voire d’un nouvel ordre monétaire, devienne une priorité électorale et donc génère des actions concrètes ?

C’était d’ailleurs déjà le thème principal de mon précédent livre “le banquier et le citoyen”, comme quoi on ne se refait pas ! J’y constatais après des années passées dans les salles de marché, que la finance n’a pas besoin d’être “occulte” pour être opaque puisqu’en devenant aussi technique, elle a échappé aux citoyens et même aux politiques, un hold-up en plein jour finalement ! 

Et oui, pour éviter cela, il faut remettre la lumière sur ces sujets, expliquer que cette complexité est parfois la simple expression de la volonté d’exclure le commun des mortels et sortir d’un processus démocratique. Mais derrière le jargon se cachent souvent des choses finalement très simples. C’est pourquoi depuis pas mal d’années maintenant mon sacerdoce c’est la vulgarisation en économie et en finance, que ce soit en tant qu’enseignant, avec les vidéos et les podcasts, les articles et tout ça. Et surtout avec les ONGs, think tanks et assos comme Greentervention ou la tienne, qui jouent un rôle essentiel là-dessus et ont de réels leviers pour avancer ces idées sans tomber parfois dans le côté trop racoleur, partisan ou simpliste que les campagnes électorales revêtent un peu parfois. Rendre le sujet au citoyen, mais aussi en refaire un sujet politique. D’envoyer des élu-es qui sauront ne pas se faire balader par les tenants du secteur. Qu’on en reste pas aux déceptions du “Mon ennemi c’est la finance” et que les élections soient l’occasion de traiter d’un tas d’enjeux, y compris celui-ci. 

Pas une mince affaire évidemment et on se sent un peu seul parfois. J’aurais bien voulu entendre Y. Jadot ou J.-L. Mélenchon un peu plus sur ces sujets, et de manière plus concrète et plus sérieuse que les rares formules à l’emporte-pièce. D’ailleurs, beaucoup de ces enjeux se jouent au niveau européen ; et une fois encore, je ferai tout ce que je peux pour que ce soit un sujet sur la table des élections européennes, à gauche et chez les écolos.

Et ce n’est pas une lubie ou un sujet secondaire ! Ne soyons pas dupes : certes il y a beaucoup de choses à faire pour la transition écologique et sociale, et pleins de petites victoires à atteindre. Mais si on ne se concentre pas sur ce qui nous bloque, ce qui nous empêche le plus de faire cette transition, c’est-à-dire les intérêts économiques et financier, si on fait de l’écologie tout en ignorant l’éléphant dans la pièce – la manière dont on a laissé s’organiser le système capitaliste et libéral, consacrant le profit pour le profit, le court-termisme, l’extraction et l’exploitation des ressources, ignorant les effets sur le bien être et la biodiversité, et la logique d’accumulation à l’origine des inégalités – alors on est condamné à échouer. Mais on pourrait en faire une interview entière !

3/ Tu insistes sur le fait qu’il faut aujourd’hui réorienter les flux financiers vers des investissements socialement utiles et responsables face aux limites de la Terre et du vivant. Cependant, dans ton podcast L’Éconocast, tu expliques que la finance verte et vertueuse est encore aujourd’hui un far-west non-règlementé, avec des labels verts basés sur des critères ESG (Environnement, Social, Gouvernance) finalement très variables d’une entreprise à une autre. A quoi pourrait ressembler la gouvernance publique et politique pour développer une finance verte pérenne et efficace ? Sur quels grands principes pourrait s’appuyer une réglementation verte nationale, voire européenne ?

En effet, ça peut paraître contradictoire, mais cela me donne l’occasion parfaite de faire le lien entre les deux. Oui, financer la transition est absolument nécessaire, mais les outils actuels ne permettent pas de le faire efficacement et le greenwashing est très présent. C’est là que la régulation – notamment bancaire et financière – doit se renforcer. Une profonde transformation du système financier est nécessaire pour respecter les accords de Paris sur le climat. Elle ne se fera pas sans une régulation volontariste intégrant pleinement les objectifs de transition. 

Ça passe par le reporting, par le prudentiel, mais pas seulement. Le rôle de l’indépendance des notations, et le renforcement des contrôles, mais aussi de vraies réformes structurelles, repenser l’approche qualitative plutôt que le tout-quantitatif pour transformer l’activité des banques et leurs bilans – n’oublions pas à quel point la finance est encore accro à la finance “brune”, au soutien aux hydrocarbures et à la logique extractive. Une vraie intégration dans le policy-mix, également articulée avec la politique monétaire. Je ne rentre pas dans les détails mais j’invite les lecteurs intéressés par les solutions qui existent à jeter un oeil à une très belle note de l’institut Veblen sous le patronage de Jézabel Couppey-Soubeyran et à laquelle j’ai pu contribuer aux côtés d’Emmanuel Carré, Clément Fontan, Pierre Monnin & Dominique Plihon.

4/ Tu mentionnes la numérisation des monnaies, notamment celle du yuan qui a déjà commencé, et celle de l’Euro et du dollar qui sont en cours d’étude. Peux-tu nous en dire plus sur les risques et les opportunités liés à la numérisation des monnaies ? Doit-on la craindre ou l’espérer ?

5/ Va-t-on vers une monnaie numérique européenne pour concurrencer les cryptomonnaies ?

Pour faire simple, dans la vie de tous les jours, on utilise finalement peu les pièces et les billets, on passe déjà par de la monnaie “électronique” en faisant des paiements par carte bleu, avec nos smartphones ou directement en ligne. Sauf que contrairement aux pièces et aux billets, qui n’ont aucun intermédiaire, nos paiements électroniques passent forcément par des banques privées. C’est l’exclusivité du canal bancaire.

L’idée avec les monnaies électroniques de banque centrale, dites CBDC pour Central Bank Digital Currency, comme l’euro numérique, c’est de pouvoir faire la même chose, sans passer par les banques privées mais directement via la banque centrale. Ce qui pourrait ouvrir la porte à de nouveaux outils de politique monétaire, qui s’exercent aujourd’hui essentiellement via le canal bancaire – comme des versements ciblés sur certains domaines, ou qui s’adressent directement au citoyen. Ce n’est pas l’ambition des études actuelles malheureusement.

Mais in fine je ne crois pas que tout cela ait pour objectif de concurrencer les crypto-monnaies. Soyons honnêtes – ce ne sont pas des monnaies. Ce sont des actifs, très volatiles, et leur utilisation n’est pas tant pour faire des paiements mais essentiellement pour spéculer, quand ce n’est pas pour des usages encore plus répréhensibles. Et à la fin, pour faire sa plus-value, il faut bien repasser par la case dollar ou euro…

Par Flore Kayl et Laure Pallez

Un commentaire sur « Si on fait de l’écologie en ignorant l’éléphant dans la pièce – le système économique – alors on est condamné à échouer ! »

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