C’est avec une joie toute particulière que j’ai suivi la nuit électorale polonaise, dimanche dernier, et les tendances qu’indiquaient les sondages, confirmées ensuite par les résultats qui arrivaient progressivement : le parti de Jaroslaw Kaczynski, le PiS -Droit et Justice-, s’il reste le premier parti de Pologne, n’est plus en mesure, à la suite de ces élections, de constituer une coalition lui permettant de continuer à gouverner.

Nous savons les combats menés victorieusement par le peuple polonais, dans les années 1970 et 1980 pour que la démocratie et l’état de droit s’imposent dans le pays. Ce travail fut l’œuvre de plusieurs générations de Polonais et a été un vecteur essentiel des événements de 1989 débouchant sur la réunification de l’Europe. Cette lutte fut parachevée lorsque la Pologne est devenue membre de l’Union européenne en 2004. C’est pourquoi la remise en cause des normes de l’état de droit dans le pays depuis 2015, conséquence de l’action des gouvernements PiS et du Président Duda, constituait un choc, tant cela s’inscrivait en rupture avec l’image de ce peuple, combattant de la liberté.

Attaques contre l’indépendance de la justice, la mise sous surveillance des juges, la remise en cause des équilibres constitutionnels sur l’IVG puis sa criminalisation, la poursuite contre les juges souhaitant posant des questions préjudicielles à la CJUE, le traitement inhumain des migrants arrivant à la frontière avec la Biélorussie, les discriminations en fonction des orientations sexuelles, la télévision publique mise entièrement au service d’une propagande assez peu subtile, laissant une large part aux fausses informations, l’utilisation de l’école à des fins idéologiques, l’instrumentalisation de l’armée… la politique du PiS depuis 2015 s’inscrivait de plus en plus en contradiction avec les principes de liberté, d’égalité des droits, de séparation des pouvoirs et d’une puissance publique impartiale. Le refus de cette évolution fut le moteur des deux marches organisées le 4 juin et le 1er octobre derniers par l’opposition et qui furent de grands succès, celle du 1er octobre regroupant plus d’un million de personnes dans les rues de Varsovie. Et la démission des plus hauts dirigeants de l’armée polonaise à quelques jours du scrutin a même fait craindre à certains observateurs un scénario du pire en cas de défaite du PiS.

Le parti avait couplé les élections parlementaires avec la tenue d’un référendum sur les questions suivantes : 1. Soutenez-vous la vente des biens nationaux à l’étranger, conduisant les Polonais à la perte des secteurs stratégiques de leur économie ? 2. Soutenez-vous l’allongement de l’âge de départ à la retraite à 67 ans ? 3. Soutenez-vous la suppression de la barrière à la frontière de la Biélorussie ? 4. Soutenez-vous l’arrivée de milliers d’immigrés illégaux d’Afrique et du Moyen-Orient, selon les procédures imposées par la bureaucratie européenne ?. La campagne en faveur de la participation au référendum a été largement soutenue par les entreprises publiques. Ainsi, en payant une facture de gaz ou d’électricité, il fallait subir un message de propagande, qui, en France, serait tombé sous le coup de la loi pour incitation à la haine. L’instrumentalisation des élections par ce référendum s’est avérée être une erreur, car la participation à celui-ci a été de 41% (contre plus de 74% pour les élections parlementaires) ce qui, conformément à la constitution, ne lui donne aucun caractère contraignant. Ce référendum témoigne cependant d’une radicalisation de l’exécutif polonais, qui faisait de moins en moins semblant de vouloir voir la Pologne rester membre de l’Union européenne, malgré tout ce que cette dernière a apporté au développement économique et social du pays. Cette radicalisation a aussi été visible dans les paroles du Président et du Premier ministre vis-à-vis de l’Ukraine depuis le début du mois de septembre. Ce que certains ont pris pour des positions pré-électorales (refus de l’entrée du blé ukrainien en Pologne en défense des agriculteurs polonais), était, à mon sens, le début d’une nouvelle politique du PiS vis-à-vis de l’Ukraine, rompant avec l’alliance stratégique Varsovie-Kyiv en cours depuis le début des années 90, malgré des blessures historiques profondes entre les deux peuples. Cette évolution vis-à-vis de l’Ukraine aurait aussi renforcé la solidarité entre Varsovie et Budapest, malmenée depuis l’agression russe, mais indispensable aux deux capitales pour bloquer toute action de l’exécutif européen en réaction aux atteintes à l’état de droit (cf l’article 7 paragraphe 2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne -TFUE-). En réalité, le PiS est depuis toujours sur une ligne de crête, hésitant entre des positions issues d’une histoire douloureuse pour la Pologne, de son voisinage avec la Russie, et une conception de l’organisation de la société et de la vie économique qui n’est pas très éloignée de celle de Vladimir Poutine. Et l’évolution du comportement du PiS depuis quelques semaines montrait qu’il sortait de cet équilibre.

Cette évolution, les attaques contre les droits des femmes, la remise en cause du compromis sur l’IVG accepté lors de la rédaction de la constitution adoptée par référendum en 1997, ont conduit des franges importantes d’électeurs polonais à vouloir refuser les évolutions qu’imposait le PiS. Les femmes, les jeunes ont de plus en plus refusé les orientations gouvernementales. Radicalisé, le PiS n’a pas vu qu’il ne pouvait pas juste dire aux électeurs « si on vit mieux en Pologne aujourd’hui, c’est grâce à nous », ce qui est inexact, sauf pour la base électorale du PiS, largement subventionnée. Base électorale suffisante pour assurer une victoire lorsque la participation est de moins de 60%. Mais pas lorsque plus de 15% de citoyennes et de citoyens, en général abstentionnistes, veulent notifier au pouvoir qu’ils en ont assez, quitte à faire plusieurs heures de queue, à rester parfois jusqu’à 3 heures du matin pour voter ! Ainsi, ces élections législatives marquent un record historique de participation. Avec plus de 74%, elle dépasse de plus de 12 points celle des premières élections semi-libres en 1989, et de plus de 15 points la participation à toutes les autres élections… Sur la situation économique, le PiS n’a probablement pas pris la mesure des effets de l’inflation sur le pouvoir d’achat depuis une année, et celui de l’augmentation des taux d’intérêt sur les traites des crédits immobiliers qui concernent des millions de foyers. Les précédentes consultations électorales s’étaient déroulées dans un climat d’importante croissance économique, ce qui avait favorisé le parti au pouvoir. Aujourd’hui, les mesures d’accompagnement prises, même importantes, n’ont pas pu corriger les effets de la crise sur le pouvoir d’achat de la population. Le gouvernement, faute d’avoir répondu aux exigences relatives à l’état de droit, n’a jamais pu avoir accès aux plus de 30 milliards d’euros de subventions et de prêts du plan de relance européen. Et cela lui a cruellement manqué.

Cette participation exceptionnelle n’est toutefois pas la seule cause des queues incroyables devant les bureaux de vote. Nombreux ont été les observateurs internationaux à être surpris par le nombre d’inscrits par bureau, la désorganisation de ceux-ci (avec un nombre important de personnes à l’intérieur des bureaux engendrant des possibilités de pression auprès des électeurs qui devaient faire des croix sur leur bulletin sans avoir toujours un endroit pour s’isoler) et le manque de bulletins. De cela aussi, le PiS est responsable.

À l’étranger, plus de 500 000 électeurs et électrices se sont déplacés dans 416 bureaux de vote. Leurs voix se sont ajoutées pour le Sejm (Assemblée) à la circonscription de Varsovie et représentaient 1/3 des voix de cette circonscription qui envoie 20 Députés, et, pour le Sénat, à la circonscription du Nord de Varsovie en représentant 2/3 des voix de cette circonscription qui, comme chacune pour le Sénat, envoie 1 Sénateur. À noter que le nombre de votants à l’étranger est faible au regard du nombre de Polonais y résidant, et qui est parfois estimé à 21 millions (mais tous n’ont plus formellement la nationalité polonaise).

Des comparaisons ont été souvent faites entre ce scrutin et ceux qui ont eu lieu en Hongrie en avril 2022 et en Turquie en mai 2023 : des gouvernements populistes ayant déjà plusieurs mandats successifs, ayant permis des attaques contre l’état de droit, la crainte qu’un mandat de plus soit le mandat de trop, celui qui rendrait la situation irréversible sur le plan démocratique. Cela ne s’est pas passé de la même manière en Pologne. Pour trois raisons : (1) les juges polonais ont, dans leur grande majorité refusé la politisation de leur rôle, ce qui a laissé de larges espaces de liberté d’expression, (2) il existe une presse libre et indépendante, pas muselée par la justice et de nombreux lecteurs mobilisés pour défendre les valeurs démocratiques gagnées après un long combat en 1989, enfin (3) la stratégie de l’opposition n’a pas été la même. En Turquie et en Hongrie la volonté de l’opposition de mettre fin au pouvoir en place avait conduit à des alliances allant de la gauche à l’extrême droite. Beaucoup d’électeurs étaient réservés sur ce type d’alliance pleine de contradictions au moment du vote. Tel n’était pas le cas en Pologne. Certes, l’opposition, de la gauche aux libéraux, avait fait alliance pour les élections au Sénat dans le cadre du « Pakt Senacki », afin d’assurer à leurs candidats d’arriver en tête pour être élu (il s’agit d’un scrutin majoritaire à un tour), mais au Sejm (Assemblée), le scrutin proportionnel permettait aux différents courants de se présenter séparément, l’enjeu étant alors de dépasser les 5% pour un parti politique, ou 8% pour une coalition, donnant ainsi droit à participer à la répartition des sièges à la proportionnelle. Chacun a donc pu voter au plus près de ses préoccupations (en complément, le vote est de nature préférentielle : ce sont les électeurs d’une liste qui, en choisissant un nom dans celle-ci, choisissent celles et ceux qui seront élus au nom de la liste qu’ils ont choisie ; il n’y a pas de place automatiquement éligible sur une liste. Ceci peut engendrer parfois des comportements très individualistes en campagne, ce qui a évité la « dissipation » d’une partie des voix d’opposition qui refusaient de voter pour une option politique radicalement différente à leurs convictions et avec laquelle ils ne partageaient que la volonté d’une alternance. A noter un phénomène que l’on retrouve dans beaucoup de démocraties modernes : l’opposition ville-campagne. Le PiS est très fort dans les campagnes et ses scores baissent notablement dans les villes, en fonction de la taille de celles-ci.

Ce résultat est donc un moment de fierté et de joie, au regard des enjeux pour la Pologne et pour l’Europe, moment bienvenu dans un contexte mondial plus inquiétant que jamais. Il montre qu’une majorité n’a pas été dupe des manipulations du pouvoir et que cette majorité a voulu tourner la page de ces années où la Pologne n’était plus tout à fait elle-même. Reste maintenant deux étapes : (1) la transition, (2) le fonctionnement de la coalition, qui sera constituée de trois groupes : la KO (coalition citoyenne de Donald Tusk rassemblant la Plate-forme civique -PO- membre du PPE et les Verts) ; la 3ème voie (coalition rassemblant le Parti paysan -PSL- membre du PPE  et Polska 2050, membre de Renew) ; la coalition de la Gauche -Lewica- membre du PSE.

Cinq jours après les élections, le processus de transition n’apparaît pas clair. Le PiS n’a pas félicité la coalition vainqueure. Le contrôle des élections se fait par des instances « judiciaires » fabriquées et contrôlées par le PiS, Le Président Duda (totalement sous la coupe du chef du PiS Jaroslaw Kaczynski, même lorsqu’il fait -rarement- semblant de s’en affranchir) a la compétence constitutionnelle pour donner, s’il le souhaite, à une personne choisie par le PiS, qui reste le premier parti à l’Assemblée, la mission de former un gouvernement. Et si une majorité du Parlement peut imposer un gouvernement par un « vote constructif » celui-ci peut prendre du temps si le Président joue auparavant de l’ensemble de ses prérogatives. Prérogatives qui d’ailleurs pourraient aller jusqu’à la dissolution. L’absence de majorité pour dépasser le véto présidentiel, qui peut être mis sur chacune des lois adoptées au parlement, peut rapidement conduire à une paralysie du pouvoir. C’est d’ailleurs ainsi, dès l’élection de Duda en 2015 et alors que la majorité n’était pas encore PiS, que le processus de déconstruction de l’état de droit a débuté.  Si la victoire électorale est claire, la nouvelle majorité ne peut être certaine de ne pas avoir à faire face à une tentative du PiS de renverser la table ou d’acheter des soutiens individuels ou collectifs au Sejm avec tous les outils qui restent à sa disposition.

Enfin, s’il est indéniable qu’il y a un socle pro-européen solide au sein de la coalition gagnante, le comportement de Donald Tusk lors de la campagne (cela a été particulièrement visible lors du seul « débat » électoral, qui a eu lieu à la télé publique sans même que celle-ci ne cherche à cacher sa partialité), montre qu’il a abordé celle-ci comme une revanche sur le PiS. Lors du débat, le potentiel futur Premier ministre n’a pas apporté beaucoup d’idées neuves. Être contre le pire, c’est un bon début, mais ça ne définit pas un projet politique. Et l’expérience du passé incite à la prudence. En effet, si le PiS a pu gouverner si longtemps, c’est justement en raison des faiblesses de la politique développée par Donald Tusk entre 2007 et 2014. La Pologne avait bien passé économiquement la crise de 2008, tant le gouvernement et les pouvoirs locaux s’étaient alors mobilisés pour que les fonds européens soient consommés le plus rapidement possible pour tirer la croissance. Mais de nombreuses politiques qui ne dépendant pas de l’Union européenne avaient été négligées, en particulier en matière sociale. C‘est ce qui a fait la force du PiS et constitue encore aujourd’hui sa base électorale la plus solide.

Concernant le sujet relatif aux migrations, il n’est pas évident que la Pologne voudra changer ses positions sur le fond. Le PiS lui-même, malgré ses discours, n’avait pas bloqué l’arrivée, même avant la guerre en Ukraine, de très nombreux étrangers dans le pays parce qu’ils étaient nécessaires pour soutenir l’activité économique. La Pologne est le pays de l’Union qui délivre le plus de premiers titres de séjour à des étrangers venant travailler. Ce besoin de main d’œuvre a engendré un besoin de délivrance de visas important, dont les conditions de délivrance ont fait l’objet d’un scandale lors de la campagne électorale où Donald Tusk n’a pas hésité à attaquer le gouvernement violemment. Si ces attaques étaient bienvenues au regard de la dialectique haineuse portée par le gouvernement et ses soutiens vis-à-vis des migrants arrivant en Italie et en Grèce et que le gouvernement présentant comme des envahisseurs, elle témoigne d’un état d’esprit qui n’est pas nécessairement celui attendu par les partenaires européens de la Pologne, après une défaite du PiS.

Le résultat de ce scrutin est donc une étape importante dans un chemin semé d’embuches, pour retrouver une Pologne prenant sa place dans une Europe qui doit redéfinir des objectifs et ses moyens, et confirmer son soutien à l’Ukraine. Les attentes en matière d’élargissement et d’approfondissement de l’Union européenne sont nombreuses et impératives. Elles s’expriment à un moment où l’Allemagne, fragilisée par la remise en cause de son modèle économique et industriel, n’est plus en mesure d’assurer son rôle de « financeur » de la grande majorité des politiques européennes, ce qui exige, plus que jamais, l’alignement des principales capitales européennes pour redonner confiance et répondre aux attentes en trouvant les moyens d’agir. Le fait qu’une large majorité d’électeurs en Pologne souhaitent voir leur pays « jouer collectif » en Europe est un beau et opportun signal.

Jean-Yves Leconte – Ancien sénateur représentant les Français établis hors de France, résidant en Pologne.

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