3 questions à Alexis Buisson, auteur de « Kamala Harris, l’héritière » aux éditions l’Archipel, 2023.
1/ En un mot comment décrire Kamala Harris personnage assez peu connu en France ?
J’utilise souvent l’adjectif « sous-estimée ». Qualifiée dans le passé d' »Obama de Californie », elle est une femme politique stratégique et méticuleuse qui a connu une ascension lente mais constante. Son seul revers électoral est intervenu en 2019, quand elle s’est retirée des primaires démocrates pour la présidentielle de 2020 avant le premier vote. En 2003, lors de sa première campagne (pour le poste de procureur de San Francisco, le « premier flic » de la ville), elle était donnée perdante quand elle s’est lancée face à son ancien patron, Terence Hallinan, un démocrate très implanté dans la scène politique locale. Mais à force d’efforts (tractage jour et nuit, les jours fériés…) et son carnet d’adresses de grands donateurs désireux de restaurer l’ordre à San Francisco, rencontrés en partie grâce à son ancien petit ami, l’ex-maire de San Francisco Willie Brown, elle a su s’imposer, à la surprise de certains dans son équipe. En 2004, elle s’est attirée les foudres de la police et de certains élus locaux quand elle a décidé de ne pas demander la peine de mort contre un tueur de policier, mais elle a su rebondir en cajolant les forces de l’ordre pendant des années après le drame. Elle a fini par être soutenue par l’ensemble des syndicats de policiers. Elle a également été sous-estimée pendant sa vice-présidence, jugée trop discrète ou effacée. Il y a encore quelques semaines, une éditorialiste du Washington Post appelait à ce qu’elle soit retirée du « ticket » formé avec Biden… et on voit où elle est aujourd’hui ! Bref, c’est quelqu’un qui doit être pris au sérieux.
2/ Va-t-elle se concentrer sur les classes moyennes américaines déclassées ou cherchera-t-elle à jouer la carte identitaire pour séduire les minorités dans cette campagne (« identity politics ») ?
Les deux. De par son profil métis (fille d’immigrés indien et jamaïcain), elle exerce un attrait particulier auprès des femmes noires de sa génération, qui voient en elle un symbole de progrès. Ce n’est pas nécessairement le cas des jeunes noirs, plus progressistes, qui sont critiques de son bilan de procureure. Pour ceux-là, le symbole qu’elle représente ne compte pas autant. C’est une génération inquiète pour son avenir, qui vivra certainement moins bien que ses parents. Pour les séduire, elle devra mettre en avant une vision optimiste de la société et des mesures fortes pour améliorer leur quotidien, qui ne change pas vraiment au fil des élections. Heureusement pour elle, elle semble plus écoutée que Joe Biden, 81 ans, au sein de la jeunesse (- 35 ans).
Cependant, je pense qu’elle comprend qu’elle ne peut pas se reposer uniquement sur son identité pour faire campagne, comme elle l’avait fait en 2019 lors de sa campagne ratée des primaires. Les Américains sont profondément pessimistes sur l’état du pays et sa trajectoire. L’inflation malmène les ménages les plus pauvres, qui sont aussi issus de minorités pour beaucoup. Dans l’ensemble, ils veulent avant tout des solutions concrètes, pas voter pour quelqu’un en fonction de sa couleur de peau. Son co-listier, qui sera vraisemblablement un homme blanc modéré, aura un rôle important dans ce contexte. Kamala Harris sait que l’une de ses faiblesses par rapport à Biden et Trump est son impopularité relative chez les hommes blancs. Elle se reposera donc sur lui pour parler à cet électorat, surtout face à un JD Vance, le co-listier de Donald Trump, qui a les mots et les codes pour s’adresser à lui, étant lui-même issu d’une famille pauvre du cœur du pays.
3/ Quel est son logiciel en matière de politique extérieure ? La France et l’Europe seront-elles mieux traitées que sous l’hypothèse d’une deuxième administration Trump ?
Difficile à dire. À part les relations nouées avec le Mexique pour lutter contre les cartels quand elle était procureure générale de Californie, elle n’avait aucune expérience internationale avant d’arriver à la Maison-Blanche. Ce domaine fait partie des compétences qu’elle a étoffées dans l’ombre de Joe Biden, rencontrant des centaines de dirigeants internationaux et portant la voix des États-Unis dans les arènes internationales. Je pense qu’il faut s’attendre à une certaine continuité avec la politique de Joe Biden sur l’Ukraine et la Chine. Son oncle indien, que j’ai interviewé pour mon livre, pense que les relations avec l’Inde s’amélioreraient si elle était présidente. Elle aurait peut-être une approche différente sur le conflit israélo-palestinien, où l’on sent qu’elle a cherché à contre-balancer le soutien de Joe Biden à Israël – elle a notamment appelé à un cessez-le-feu temporaire à Gaza avant d’autres officiels et a poussé Joe Biden à mettre l’accent sur les crimes islamophobes ou anti-arabes dans l’un de ses discours, pas seulement les actes antisémites. De par sa proximité avec la jeunesse et la base militante, elle a un regard différent. De manière générale, je pense que c’est quelqu’un avec qui les Européens peuvent dialoguer, même si elle sera avant tout la présidente des USA et qu’elle mettra toujours les intérêts de son pays avant ceux des autres. Ayant grandi dans l’environnement multiculturel de la Baie de San Francisco, elle est ouverte sur le monde. Elle a passé du temps en Inde et un peu en Afrique où son grand-père a travaillé. Elle a aussi vécu à Montréal pendant son adolescence. Si elle ne parle pas français (elle a suivi un cursus anglophone), ce n’était pas le cas de sa mère. Scientifique, cette dernière était francophile et a travaillé avec la France de son vivant, notamment avec le professeur Baulieu, père de la pilule abortive – sa mère a collaboré sur d’autres choses avec lui. La VP a donc une affinité particulière pour notre pays.