Christian Lequesne est professeur de science politique à Sciences Po. Il a été directeur du Centre d’Études Internationales (CERI) et aussi du Centre français de recherche en sciences sociales de Prague (CEFRES). Il est reconnu internationalement pour ses travaux de recherche sur l’intégration européenne et les pratiques contemporaines de la diplomatie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles, dont Ethnographie du Quai d’Orsay paru à CNRS Éditions. Il est sur le point de publier un livre intitulé Le diplomate et les Français de l’étranger : comprendre les pratiques de l’État envers sa diaspora dans lequel il s’interroge sur la relation entre la diplomatie et les communautés françaises de l’étranger, les pratiques des représentants de l’État et des institutions françaises envers la diaspora. Dans le cadre des activités du think tank, nous avons souhaité favoriser le débat entre lui et des Français de l’étranger, notamment des élus, à la fois sur l’impact des élections européennes sur la gouvernance française, mais surtout autour de l’idée de la diplomatie d’influence et du rôle des Français de l’étranger.

La conférence qui était prévue de longue date le 13 juin dernier a été percutée par l’annonce surprise de la dissolution de l’Assemblée nationale par le président de la République le 9 juin. L’analyse des résultats de l’élection européenne apparaît donc dans ce contexte précis. En guise d’introduction à son propos, Christian Lequesne revient sur les résultats des élections européennes, non à matière d’analyse électorale nationale, mais plutôt sur ce qu’ils disent de la relation des Français avec l’Europe et le reste du monde. On ne constate pas de grands changements au niveau global, à l’exception notable de la France. Côté français, trois constats quant aux chiffres : le RN était déjà gagnant en 2019, le PS-PP améliore son résultat et le parti du gouvernement Renaissance voit sa présence diminuer. Le risque pour la France est qu’elle ne soit pas représentée dans les grands groupes politiques au Parlement européen et donc dans l’incapacité de faire passer les textes. La forte probabilité de réélection d’Ursula von der Leyen, comme présidente de la Commission européenne, accentue le fait que peu de Français se placeront dans les top jobs. Si comme attendu, la première ministre estonienne Kaja Kallas, succède à Josep Borrell en tant que cheffe de la diplomatie européenne, elle sera forcément favorable à l’aide à l’Ukraine et le couple franco-allemand ne pèsera pas, car les deux dirigeants ont perdu un peu de légitimité, Emmanuel Macron allant vers une cohabitation et le chancelier Olaf Scholz dont le parti arrive en troisième position aux élections européennes ; à noter que de nouveaux pays et blocs acquièrent du leadership au sein de l’Union, comme l’Italie, la Pologne et l’Europe centrale et orientale. Le populisme en Europe centrale est en recul et en revanche dominant en Europe de l’Ouest, notamment en France et aux Pays-Bas ; de son côté la Slovaquie devient la 1ère force progressiste pro européenne. Pour ce qui de l’AFD (extrême-droite en Allemagne), le RN s’oppose à son intégration. Quant à la réaction des diplomates étrangers aux résultats des élections européennes, elle est à l’image de celle de la population française : une très grande surprise par rapport à la dissolution, l’image d’Emmanuel Macron, celle d’un président audacieux passant à celle d’un aventurier qui fait courir de grands risques à l’Europe, avec une perte de légitimité personnelle, alors même qu’il bénéficiait d’une image proactive sur les sujets de l’Union.

Lorsque l’on observe les choix électoraux des Français de l’étranger, on constate que le RN est bien moins représenté que sur le territoire national et de bons scores de PS-PP et de Renaissance. On note également que LFI réalise un bon score en Afrique de l’Est et au Maghreb. En Israël, sans surprise compte tenu du contexte depuis les attaques du Hamas du 7 octobre 2023, il n’y a pas de changement avec un vote toujours à droite[1]. En revanche, la donnée essentielle est la participation très faible des Français de l’étranger (voir tableau des résultats des Européennes dans les 11 circonscriptions législatives des Français de l’étranger en fin de document) : l’explication est multifactorielle entre la durée de l’expatriation, l’éloignement géographique et le poids des binationaux. Au sujet de la représentation des Français de l’étranger, la construction des circonscriptions a une influence sur le vote. Elle pose des problèmes d’ingérence du fait de l’allégeance, les circonscriptions extra territoriales posent des problèmes d’autochtonie.

À propos du sujet des Français de l’étranger, le professeur Lequesne questionne tout d’abord le choix des termes les désignant. Il rappelle que jusqu’en 1970, le terme de « communauté française » est dominant dans le langage diplomatique, un héritage du passé colonial de la nation. Quant au terme de « diaspora », l’observation des tendances est utile dans la recherche sur la définition. Le mot est peu utilisé par les propres usagers et plutôt prisé par les chercheurs, alors même que le terme renvoie, traditionnellement lié à une revendication de peuples sans État, alors que pour les Français de l’étranger, la relation n’est pas perdue entre les citoyens et l’État d’origine. On préfère parfois le terme de « communauté » qui donne l’illusion d’une homogénéité ; de son côté le mot « d’expatrié » qui renvoie plus spécifiquement à des contrats professionnels et à des modes de vie plus privilégiés. Enfin, généralement les Français de l’étranger refusent de s’auto nommer « migrants ».

Il rappelle que peu de littérature existe sur la question et qu’il a, en plus des entretiens, puisé des informations de qualité dans les thèses de doctorat Sylvain Beck[2] et Vincent Hugo[3] qui traitent essentiellement des lycées français de l’étranger. Ceux-ci se voient soumis à l’injonction présidentielle d’augmenter le nombre d’élèves, ce qui est différent de la volonté d’augmenter le nombre d’enfants français dans ces établissements, et ce qui s’inscrit dans un raisonnement libéral concernant le développement de l’enseignement français à l’étranger.

Christian Lequesne signale un nouveau phénomène : les migrations provenant du nord comme par exemple l’immigration française qualifiée jeune d’origine maghrébine qui se déplace vers les États-Unis, le Canada et les pays du Golfe[4]. Dans ce cadre-là, il n’est d’ailleurs plus question d’un contrat de travail unique et limité dans le temps (l’expatriation traditionnelle), mais plutôt d’un départ pour une durée illimitée. On relève une tendance identique pour l’émigration italienne et portugaise vers la France, qui concerne les métiers de la santé et de l’informatique par exemple. D’ailleurs cette nouvelle migration change la donne au sein des associations traditionnelles de regroupement communautaire. On note également une installation plus pérenne des communautés françaises à l’étranger.

Le professeur Lequesne rappelle que, suite à l’autorisation par Laurent Fabius, alors Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, il a réalisé une enquête auprès des Ambassadeurs afin de nourrir son précédent ouvrage sur le Quai d’Orsay. Dans son nouveau livre, il revient sur le travail consulaire, peu considéré, comme s’il n’était qu’administratif alors même qu’il est très sensible et politique. Il existe une différence paradoxale entre l’image et l’auto représentation du diplomate dont le travail est orienté vers l’étranger et la situation actuelle avec la nécessité de légitimation envers les citoyens nationaux à qui il faut rendre des comptes. Il cite l’exemple des informations qui émanent des parlements nationaux en Allemagne (Université “engaging home in diplomacy”), où sont organisées des conférences entre citoyens et représentants autour de la politique étrangère. Il s’agit d’un dispositif qui n’existe pas en France, pays qui marque une frontière entre ce qui a trait au territorial et à l’extraterritorial.

La diplomatie consulaire : le cas français

L’État français a tendance à favoriser la diplomatie consulaire pour protéger les Français de l’étranger. Malgré tout ce que le pays met en place pour ces populations, on ne peut que constater l’insatisfaction chronique des Français établis hors des frontières nationales : « La France exporte l’État providence », modèle unique au monde, avec plus de 120 millions d’euros de crédits annuels de bourses scolaires et aides sociales. Le livre est basé sur l’étude de cinq capitales : Abidjan, Berlin, Londres, Tel Aviv et Tokyo autour de la thèse centrale suivante : il est nécessaire de favoriser la diplomatie consulaire, d’autant que les services offerts aux Français de l’étranger sont meilleurs que dans le reste de l’Europe et ce malgré la suppression des compétences consulaires en notariat en 2019.

La politisation autour de la diplomatie consulaire par les représentants des Français de l’étranger s’attache à défendre la projection de l’État providence. En France, la culture de l’État est de s’envisager comme protectrice et le réflexe des diplomates est de se penser comme protecteurs de leurs compatriotes, autrement dit « nous savons ce qui est bon pour vous, nous représentons l’intérêt général donc ne partageons pas trop la prise de décisions, même si certains d’entre vous sont élus, nous incarnons la raison d’état ». Le professeur évoque cette tradition de l’État régalien qui a l’habitude d’agir seul et éprouve une difficulté à accepter autant le partenariat public / privé que le partage que l’espace de travail avec les élus. Il n’existe pas l’habitude d’utiliser les « succès story », à la différence par exemple du Mexique[5] et de l’Inde[6]. C’est d’autant plus dommage que la diplomatie de la diaspora qui associerait les Français de l’étranger permettrait de renforcer l’influence, qui est pourtant souhaitée : dans le document émis sur l’influence à Jean-Yves Le Drian, alors ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, en 2022, les Français de l’étranger n’étaient pas mentionnés. Une des explications historiques à cet angle mort, est qu’il n’existe pas de tradition française de grande migration, exceptée une émigration vers le Mexique, le Venezuela et l’Uruguay. De son côté, l’aventure coloniale française des colonies a fait que les colons soient assimilés aux Français, sans oublier une conception universaliste de la citoyenneté, qui ne contemple pas de catégorie particulière de population. Depuis 2022, on ne constate pas d’évolution des modes d’action du Quai d’Orsay, même avec le Rapport des États généraux de la diplomatie en 2023, qui plaident pour une diplomatie régalienne, à l’exception d’une nouvelle ligne qui envisage l’influence par secteur ; par exemple le ministère de la Justice qui travaille avec des notaires et des avocats, comme si le soft power avait fini par entrer dans les mœurs, au moins au niveau discursif. Il est utile de rappeler que l’absorption des corps diplomatiques, décidée l’an dernier par le gouvernement, a eu une répercussion sur la façon de faire des diplomates, voire un effet démoralisateur. Il apparaît plus que jamais nécessaire d’observer les conséquences de ce changement de statut.

Compte rendu de la conférence organisée par le think tank « La France et le monde en commun », le 13 juin 2024, par Florence Baillon.


[1] À l’heure où nous publions cette note, Meyer Habib a été sèchement battu lors des élections législatives anticipées.

[2] Sylvain Beck, « Expatriation et relation éducative. Les enseignants français dans la mondialisation », thèse de doctorat en sociologie, Université Paris IV-Sorbonne, 2015.

[3] Vincent Hugo, « La distinction à l’étranger. Stratégies scolaires et sociabilités juvéniles dans les lycées français en Allemagne », thèse de doctorat en sociologie, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.

[4] Olivier Esteves, https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2024/05/12/olivier-esteves-politiste-les-musulmans-qui-quittent-la-france-sont-des-individus-surdiplomes-souvent-conscientises-a-forte-religiosite_6232733_6038514.html

[5] Alexandra Delano Alonso, Mexico and its Diaspora in the United States: Policies of Emigration since 1848, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

[6] Kishan Rana, « India’s Diaspora Diplomacy », The Hague Journal of Diplomacy, 4/3, 2019, pp. 361-372.

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