Cécile, qu’appelles-tu la troisième culture ?

La définition de David Pollock auteur du livre « Third culture kids, growing up among worlds » paru en 2001 qui consiste à dire que « c’est l’interaction permanente entre deux facteurs plutôt qu’un seul – vivre dans un monde qui change sur le plan culturel et dans un monde très mobile qui forge la personnalité des ETC »

Cette définition de la troisième culture peut-elle être complétée ?

La Troisième Culture est une culture de synthèse entre la culture du pays d’origine et celle des différents pays d’accueil. C’est une notion développée dans les années 50 par la Dr Ruth Useem puis étudiée dans les années 80 par le Dr David Pollock et la Dr Ruth Van Reken. 
Leur définition des Enfants de la Troisième Culture (ETC) est la plus précise et la plus complète.

« Un Enfant de Troisième Culture (ETC) est une personne qui a passé une partie importante de ses années de croissance dans une culture autre que celle de ses parents. Elle développe des relations avec chacune de ces cultures et s’identifie dans une certaine mesure avec elles, mais elle ne se considère pourtant pas comme faisant intégralement partie d’elles. Même si différents éléments de chaque culture s’assimilent à son expérience et influencent son système de valeurs et son mode de vie, son sentiment d’appartenance va vers ceux qui ont un vécu semblable au sien. »

La Troisième culture découle donc de l’interaction de deux facteurs : le changement culturel récurrent et la mobilité géographique. C’est le fait de vivre dans un monde multiculturel et sans cesse en mouvement qui permet à un enfant de forger SA Troisième Culture, une culture liée à son histoire mais dont il partage les fondements avec les autres Enfants de la Troisième Culture (ETC).

On parle souvent de difficultés culturelles des TCK (Third Culture Kids) en sous-estimant les difficultés liées à la mobilité; mobilité personnelle parce que ces enfants changent régulièrement de lieu de résidence mais également mobilité de leur environnement : des professeurs, des amis, des voisins arrivent et partent sans cesse.

Pourtant, tous les enfants expatriés ne sont pas des Enfants de la Troisième Culture à part entière. Certains auront vécu toute leur enfance dans un seul pays hors de France et n’auront pas vraiment connu de mobilité géographique, ils seront davantage influencés par la culture locale. D’autres enfants auront vécu une unique expatriation de courte durée et seront restés imprégnés de leur culture d’origine. Seuls les enfants ayant connu une enfance à la fois multiculturelle et très mobile seront vraiment des ETC. Toutefois, toutes les catégories d’enfants expatriés développent certaines caractéristiques propres à la Troisième Culture. On peut dire que tous les enfants expatriés s’approchent de la Troisième Culture mais que tous ne l’intègrent pas au même niveau.

Comme toute culture, la Troisième Culture établit les connexions au sein d’un groupe.

Ce groupe, c’est celui des enfants ayant passé leur enfance à l’étranger. Ils ont une histoire particulière, un parcours toujours individuel mais se rejoignent dans cette culture mosaïque. Un enfant français élevé au Chili aura davantage en commun avec un Américain qui passé son enfance en Malaisie qu’avec un Français « de France ». C’est un vrai groupe culturel où les enfants (puis les adultes qu’ils deviennent) se comprennent et savent tisser des relations.

Ces Enfants de la Troisième Culture développent de nombreuses compétences.

Ils savent s’adapter à un nouvel environnement de façon remarquable, on les appelle souvent « caméléons culturels ». Ils ont une ouverture d’esprit très large. Ils savent qu’il n’existe pas une seule façon de faire les choses, une seule façon de penser, ils sont naturellement capables d’envisager une situation selon plusieurs perspectives. Ils ont une vision globale et élargie du monde qui les entoure. 
Ils sont doués d’une acuité particulière pour découvrir rapidement les points communs entre plusieurs personnes ou plusieurs situations. 

La Troisième Culture leur confère également une grande tolérance vis-à-vis de la diversité. Ils ont des amis de plusieurs nationalités. Ils sont souvent différents de leur entourage, savent gérer cette différence et donc accepter celle des autres. Néanmoins, les défis que doivent relever ces enfants expatriés sont réels. Nous, les parents, dans notre vision parfois idéale de l’enfance hors du commun que nous offrons à nos enfants, n’en sommes pas toujours conscients.

Ces enfants manquent souvent de connaissance sur leur culture d’origine, ce qui leur est rarement pardonné notamment lors du retour en France. Ils parlent plusieurs langues étrangères mais maîtrisent parfois mal leur langue maternelle. Ils font surtout face à une absence d’équilibre culturel. Gérer plusieurs cultures est extrêmement enrichissant mais à l’âge où se forme la personnalité, cela peut être terriblement déstabilisant. Être confronté à la réconciliation des valeurs entre celles de la culture d’origine transmise par les parents et celles des cultures des pays d’accueil est une démarche souvent difficile, notamment à l’adolescence. 

Si vivre une seule expérience à l’étranger altère notre sentiment d’appartenance à la culture française (et cela se vérifie au moment du retour), que dire de plusieurs expatriations ! Les multi-expatriés le savent bien, il arrive un moment où, adultes, nous nous sentons nous éloigner progressivement de notre culture d’origine. Nous ne pensons plus français, nous n’agissons plus français, mais plutôt de façon transculturelle. Et pourtant, en tant qu’adultes, nous avons des bases culturelles françaises solides !

Pour ceux qui passent leur enfance à l’étranger et dont les bases culturelles sont plus instables, la France ne représente souvent que le pays des vacances, celui de la famille mais rarement le leur. Le sentiment d’appartenance est alors certainement l’un des défis les plus difficiles à relever pour les Enfants de la Troisième Culture. Ils se sentent de « partout et nulle part » à la fois. Si cela peut apparaître comme un atout dans notre monde globalisé, il n’en reste pas moins que se pose le problème des racines. Si les ETC détestent plus que tout la question « d’où es-tu ? », ce n’est pas un hasard !

Ils font face également au défi de l’identité. Qui suis-je?

Dans un groupe d’enfants de leur âge, ils hésitent souvent entre se fondre dans la masse, et donc ressembler le plus possible aux autres (quitte à renier certains traits de leur personnalité), ou bien insister sur leur différence. Dans les deux cas il ne s’agit pas d’une attitude naturelle. Se positionner vis-à-vis des autres (français, internationaux ou locaux) devient une démarche qui leur demande un effort. 

Alors, la Troisième Culture des enfants expatriés : cadeau ou fardeau ?

On dit parfois que Barack Obama est un ETC emblématique ? Vrai ou faux à ton avis et si oui, y vois-tu des qualités de leadership développées grâce à cette 3ème culture ?

Il est sans doute le plus connu des ATCK (Adult Third Culture Kid). Il a en effet été élevé dans plusieurs pays et, qui plus est, dans une famille extrêmement multiculturelle. Mais il a surtout réussi à développer un sentiment d’appartenance à la culture américaine. Il a su relever le défi de l’appartenance en y intégrant celui de l’identité.

S’ils retirent tous les bénéfices de leur enfance expatriée et savent en surmonter les obstacles, les ETC deviennent à l’âge adulte, à l’instar de Barack Obama, des personnes vraiment adaptées à notre monde global. Parce qu’ils ont grandi dans un environnement multiculturel et dans un univers sans cesse en mouvement, ils ont développé des compétences qui coïncident avec les caractéristiques de nos sociétés actuelles. Les qualités qu’ils ont développées depuis leur plus jeune âge vont se transformer en compétences, notamment professionnelles, particulièrement recherchées.

Les Enfants de la Troisième Culture savent comment faire face à un environnement géographiquement et culturellement instable. Ils ont déjà changé tellement de fois d’amis, d’écoles, de lieu et de cultures ! Ils savent faire face aux situations nouvelles, aux expériences inédites et aux personnes atypiques. Ils se sentent plus confortables dans la nouveauté que dans la routine. À l’aise dans un environnement instable, puisque celui-ci a accompagné leur enfance, ils savent conduire le changement en y impliquant tous les acteurs. La prise de risque ne les effraie pas car ils se savent conscients de l’ensemble des enjeux d’une situation et capable de rebondir rapidement.

Ils ont pris l’habitude de se faire des amis rapidement et se sont également accoutumés aux séparations. Ils maîtrisent les réseaux sociaux pour être connectés aux 4 coins du monde simultanément et leur tissu relationnel est un patchwork international. Ils ont su développer leurs compétences relationnelles. Ils savent donc s’intégrer dans une équipe multiculturelle et décèlent instinctivement les leviers culturels de chaque membre. Ils intègrent les différences et les points communs pour créer une dynamique collective. 

Parce qu’ils voient les points communs entre les cultures, et ne se considèrent d’aucune d’entre elles complètement, ils respectent les points de vue et les opinions de chacun avec une grande tolérance. Ils comprennent qu’il n’existe pas une seule façon de faire les choses et que l’on peut atteindre un même objectif de plusieurs manières.

Les TCK pensent « out of the box ». Ils sont capables d’envisager une situation sous plusieurs angles. Doté d’une grande indépendance d’esprit, leur résolution de problème passe par une synthèse des différentes perspectives souvent multicritères. Sortir du cadre est ce qu’ils savent faire de mieux car c’est ainsi qu’ils ont vécu durant leur enfance. Ils ont une vision « hors des sentiers battus » lors de l’analyse d’un projet ou d’une situation qui font d’eux des éléments précieux dans les entreprises ou les organisations, à condition que celles-ci acceptent leur ouverture et leurs points de vue souvent novateurs.

Par ailleurs, ils sont souvent bilingues voire multilingues. Apprendre une nouvelle langue n’est pour eux qu’un moyen de s’insérer rapidement dans un nouveau contexte. 

Leur enfance nomade leur a demandé des efforts d’intégration. Pour cela, leur sens de l’observation a été leur meilleur allié. À l’âge adulte, ils en gardent une formidable curiosité et le goût de l’apprentissage par l’expérience. Ces enfants devenus adultes savent s’ajuster à leur environnent surtout si celui-ci se modifie. Ils sont extrêmement réactifs et capable de gérer de sang-froid des situations inattendues. Ils conduisent le changement en y impliquant tous les acteurs et la prise de risque ne les effraie pas.

Enfin, ils ont une vision du monde globale. Parce qu’ils ont connu plusieurs cultures, se sont adaptés dans des contextes variés et rencontrés des gens de tous horizons, les grands sujets de sociétés sont des thèmes concrets à leurs yeux. 

La plupart de ces caractéristiques, si elles sont révélées et acceptées, conduisent à une forme de leadership. Ces adultes-là seront plus que jamais adaptés au monde dans lequel ils vivront. Un monde global, connecté, multidimensionnel et multiculturel. Un monde en mouvement, dont les mutations sont de plus en plus rapides. Ces Adultes de la Troisième Culture, s’ils sont conscients de leurs compétences, pourront être les atouts de la société de demain.

Quelles sont les valeurs françaises les plus difficiles à appréhender pour un jeune ETC de retour au pays ? Je dirais l’ironie et toi ?  

Le modèle de L. Robert KOHLS représentant la culture comme un iceberg nous permet de mieux comprendre comment se structure la culture d’un groupe social, d’un pays par exemple. On y découvre que, comme dans l’iceberg, seulement 10% est la partie émergée, visible et que les 90% restants sont invisibles car immergés.

Ce que l’on appelle la culture de surface regroupe des notions concrètes et peu impliquantes émotionnellement telles que la cuisine, la littérature, les jeux, les fêtes, la façon de s’habiller, la façon de parler, la langue…

En plongeant sous la partie immergée, on atteint la culture profonde, invisible, celle qui est totalement inconsciente et qui demande une implication émotionnelle intense comme la notion de douleur, le concept de « soi », la notion de passé et de futur, la notion de justice, le rapport à la mort, la notion d’esthétique, l’humour, la façon de penser, le rapport à l’argent, le mode de résolution de problème… Il existe donc une culture de surface, visible, et une culture profonde, invisible.

Ce sont donc forcément ces notions de culture profondes qui sont les plus difficiles à appréhender pour un enfant expatrié qui revient dans son pays. En effet, la méconnaissance de la culture de surface comme les références populaires (par exemple les musiques, les films/séries ou encore la mode vestimentaire), si elle est une difficulté au début, se surmonte plus rapidement que la méconnaissance de la culture profonde comme le rapport au temps ou l’humour.

Et tout dépend bien sûr des cultures dans lesquelles on a évolué précédemment. Les écueils ne sont pas les mêmes.

Chez les jeunes de retour en France que je reçois en session les notions implicites et profondes qui reviennent fréquemment dans les difficultés relevées sont l’humour (l’humour noir est leur cauchemar), le rapport au temps (notamment pour ceux élevés dans les cultures de temps polychronique), le rapport à la controverse/polémique et la forme d’esprit analytique qui caractérise les Français.

La culture se transmettant par osmose avec son environnement (familial, scolaire, amical…), il semble souhaitable que les ETC évoluent durant leur(s) expatriation(s) dans un environnement français à un moment ou à un autre de leur vie quotidienne. Cela est plus simple lorsque les enfants sont scolarisés dans le système français type réseau AEFE (Agence de l’Enseignement Français à l’Etranger). En effet, la culture profonde sera de toute façon transmise par l’école. En revanche, les enfants scolarisés dans un système local ou international pourraient être plus facilement déconnectés de la culture française. Un support est alors le bienvenu pour les exposer cette culture : via les parents/amis, via des activités extra-scolaires ou des jeux, ou encore via des supports médias (films, vidéos, livres, BD, etc…) dans lesquels les notions de culture profonde sont abordées. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement de maintenir la langue, mais bien de prendre un bain régulier de culture française pour mieux la connaître et mieux l’intégrer dans son schéma culturel. Cela permet ainsi d’atténuer le choc du retour en France et de faciliter l’adaptation.

Propos recueillis par Laure Pallez

Cécile Gylbert est consultante en mobilite internationale depuis plus de 20 ans et spécialiste de la famille expatriée. Elle est co-fondatrice du réseau Expat Pro, le réseau des experts de l’expatriation

Passionnée par les enjeux de l’enfance en expatriation, elle accompagne les enfants (Enfants de la Troisième Culture – TCK Third Culture Kids) et les adultes qu’ils deviennent (Adultes de la Troisième Culture – ATCK Adults Third Culture Kids) pour identifier leurs ressources et trouver leur équilibre. Elle accompagne également les parents d’enfants expatriés car exercer sa parentalité en expatriation peut parfois s’avérer complexe.

https://www.cecilegylbert.com/

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