Flore Kayl & Laure Pallez – 31 mai 2024
Le conseil national de la refondation (CNR) sur la santé mentale promis par Emmanuel Macron a été annulé en raison de période de réserve liées aux législatives, comme tant de sujets pourtant de la plus haute importance. Malgré la fièvre ambiante nous devons garder notre cap et continuer de contribuer au débat public, pour l’avenir de nos enfants.
La nocivité des écrans et des réseaux sociaux est confirmée
S’il est généralement accepté en France et en Europe que les écrans sont nocifs, ce n’est pas le cas aux États-Unis où il est fréquent de voir des bébés ou de très jeunes enfants le nez dans un smartphone ou dans une tablette sans que cela ne choque personne. Les écrans sont généralisés et les parents ne cherchent pas vraiment à contrôler le temps passé dessus, même s’ils se plaignent parfois de ne « plus voir d’enfants jouer dehors dans les rues ».
Mais les gouvernements français, américain et chinois partagent la même inquiétude par rapport à la nocivité des réseaux sociaux sur la santé mentale des jeunes. Comme nous l’a rappelé le médecin psychiatre Thomas Cantaloup, membre du collectif « Santé mentale des adolescents et récupération de l’estime de soi », dans un entretien qu’il nous a accordé le 10 mai 2024, il est désormais établi que les réseaux sociaux ont un impact négatif sur la santé mentale des jeunes : dysmorphophobie, manque d’estime de soi, trouble du sommeil, idées suicidaires, anxiété, dépression, manque de bien-être général.
Les réponses apportées par les autorités publiques pour enrayer l’excès d’écrans et les dérives sur les réseaux sociaux sont bien souvent quantitatives – via la tentative de contrôle et la réduction du nombre d’heures passées sur le téléphone ou sur les réseaux – plutôt que qualitatives – via le contrôle des contenus présentées par ces réseaux sociaux. Quelles solutions sont possibles contre ce fléau ?
L’approche coercitive française
En France en avril dernier le premier ministre Gabriel Attal[1] a présenté ses principales propositions pour la concertation sur la violence des mineurs, et il y a inclus un volet sur le contrôle des écrans. Violence et écrans, le lien semble sous-jacent. Le sujet principal est la lutte contre le harcèlement en ligne qui devra passer par une nouvelle loi sur le contrôle de l’âge des jeunes inscrits sur les réseaux sociaux. Le gouvernement propose le concept de « majorité numérique », fixée à 15 ans. Le modèle est basé sur le contrôle.
Or, comme nous l’explique Raphaël Marichez, expert en cybersécurité, ce type de déclaration politique, en France ou ailleurs, se heurte à des difficultés techniques ; le déclaratif peut aisément être contourné ; la biométrie et la reconnaissance faciale suscitent des doutes par rapport à la confidentialité des données. Par ailleurs, une telle réglementation française devra forcément passer par une réglementation européenne, souligne l’expert.
Aux Etats-Unis, les réseaux sociaux en ligne de mire
C’est une véritable épidémie de solitude qui se répand mondialement et particulièrement aux Etats-Unis[2], malgré l’attachement profond des jeunes à leur communauté notamment religieuse ou sportive. Le U.S. Surgeon General – équivalent du ministre de la santé fédéral – Dr Vivek Murthy estime que de nombreux jeunes remplacent les relations humaines par des relations digitales moins qualitatives. Les jeunes Américains de 15-24 ans d’aujourd’hui ont 70% moins d’interaction sociale qu’il y a 20 ans. L’épidémie de covid et la fermeture drastique des écoles aura renforcé cette tendance, les très jeunes enfants (en maternelle) ayant été équipés dès avril 2020 de comptes Zoom et d’ordinateurs pour suivre les cours en ligne dans certains États comme le Maryland.
Pourtant, aux Etats-Unis, plus que l’accès aux écrans, c’est l’accès aux réseaux sociaux qui est remis en question, et notamment Tik Tok. La plateforme est mise en cause dans de nombreux cas de harcèlement moral menant à des suicides chez les jeunes. Ce n’est pas la seule : X et Pinterest sont aussi dans le viseur des autorités, les forçant ainsi à transmettre les retranscriptions de correspondance dans certains cas graves, ce qu’elles font avec réticence et parfois au bout d’une lutte juridique acharnée pouvant durer plus d’un an.
Le poids de NetChoice dans le débat public américain
A l’instar de l’Ohio ou de l’Arkansas, une loi a été votée en janvier 2024 en Floride sous l’impulsion de Ron DeSantis, le gouverneur conservateur controversé, interdisant aux enfants de moins de 14 ans de posséder un compte sur les réseaux sociaux.
Cette loi est attaquée en justice par la société NetChoice LLC, arguant qu’elle s’oppose à la sacrosainte liberté d’expression du 1er Amendement de la constitution. Cela semble un prétexte, et ce n’est pas un hasard : NetChoice est une coalition des plateformes de réseaux sociaux incluant Meta, Google et X entre autres, dont l’objectif est de s’opposer en justice de façon systématique à toute loi américaine tentant de limiter ou contrôler l’accès à leurs plateformes. Les enjeux financiers sont colossaux et tous les moyens sont bons pour garder la main mise sur les cerveaux des jeunes Américains.
L’addiction aux réseaux, mythe ou réalité ?
A y regarder de plus près, la loi floridienne ne s’attaque pas vraiment à la liberté d’expression mais plutôt à l’exposition des enfants aux prédateurs sexuels et aux problèmes supposés de l’addiction générée par ces réseaux sociaux. Ce sont leurs options et fonctionnalités qui sont mises en cause et accusées d’être addictives. On le sait, l’objectif avoué des plateformes est que l’utilisateur y passe le plus de temps possible et consomme passivement autant de publicités que possible.
Aux États-Unis l’addiction aux réseaux sociaux – au-delà de 9 heures par jour – est considérée populairement comme une forme de condition mentale. Or, selon le Dr Thomas Cantaloup, la définition même de l’addiction est plus complexe et il faut garder beaucoup de prudence : l’utilisateur d’un réseau social n’a pas de rush à la première utilisation et ne souffre pas de symptôme de manque lorsqu’il ferme l’application. On ne rentre donc pas tout à fait dans la définition de l’addiction, même si la nocivité a été confirmée.
Par ailleurs, il semble impossible à Raphaël Marichez de quantifier un certain nombre d’heures au-delà desquelles il faudrait bloquer le téléphone ou l’accès aux plateformes. C’est très variable d’une personne à une autre. Par ailleurs, tout dépend de la qualité des contenus consommés. Il ne s’agirait pas non plus d’empêcher un ou une jeune adolescente passionné(e) d’informatique de développer une vocation pour les métiers de la tech.
Lutte contre l’enfermement algorithmique
Alors que faire ? Selon Raphaël Marichez, le fond du problème est l’enfermement algorithmique, qui est en soi le véritable modèle économique des plateformes. L’utilisateur clique sur une vidéo ou un lien qui l’intéresse, recettes de cuisine ou, plus sombre, pensées suicidaires, et est rapidement inondé de vidéos similaires. Les algorithmes sont polluants pour le cerveau de nos enfants et adolescents, nous dit le psychiatre Thomas Cantaloup.
Pour Raphaël Marichez, les pouvoirs publics doivent tenter de mobiliser les plateformes afin qu’elles aient un intérêt – économique – à contrôler, ou a minima améliorer, les contenus qu’elles diffusent, et à réguler leurs algorithmes afin qu’ils soient moins toxiques. On pourrait aussi envisager un système de notation de la nocivité des contenus.
Autre piste, les fabricants de téléphone pourraient proposer des applications permettant d’analyser le contenu des vidéos consultées sur les réseaux sociaux de ce même téléphone, permettant ainsi aux parents un meilleur contrôle sur ce que visionnent leurs enfants. Ce type d’outils est déjà en cours de développement, mais pourrait être généralisé.
Autre piste : l’adoption d’une charte par les plateformes de réseaux sociaux, qui s’engageraient à ce que leurs algorithmes respectent les recommandations des psychiatres et lutteraient contre l’enfermement algorithmique des jeunes.
En Chine, entre censure et contrôle quantitatif
Chez Xi Jinping, comble du comble, l’application chinoise Tik Tok est … interdite. Sur Douyin, sa copie locale, le gouvernement contrôle étroitement ce qui est diffusé et n’autorise que des contenus vraiment éducatifs pour les jeunes, selon les dires de la responsable des affaires publiques de ByteDance, maison mère de TikTok et Douyin, que nous avons rencontrée à Shanghai[3] en septembre 2023.
Depuis septembre 2023, la présence du « mode mineur » est obligatoire sur les smartphones chinois[4] : s’il est activé, le mode mineur ferme l’accès à Internet de 22 h à 6 h du matin. En journée, les moins de 8 ans n’ont le droit qu’à quarante minutes par jour, les 8-16 ans une heure et les 16-17 ans, deux heures. Les parents peuvent décider de désactiver ce mode s’ils le souhaitent.
Cette mesure vise à réduire le temps d’écran des jeunes, déjà limité pour les jeux vidéo depuis 2021, et s’inscrit dans la politique du gouvernement pour lutter contre la myopie et “l’addiction” aux écrans chez les mineurs.
Une inquiétude commune pour les jeunes dans les trois continents mais des approches nationales différentes
La position ferme et la censure de la Chine sur les contenus des réseaux sociaux ne serait pas applicable en Occident où la liberté d’expression est une des valeurs-piliers. En revanche, on note que tous les gouvernements cherchent des solutions pour lutter contre le fléau des écrans et l’épidémie de solitude qui frappe les ados.
L’approche quantitative et coercitive semble inadaptée, et ne correspond pas aux habitudes de consommations digitales déjà fortement ancrées chez les jeunes.
Le futur d’un mieux-être digital pour les enfants et adolescents et la protection de l’enfant dans l’espace numérique passeront probablement par une collaboration avec les grandes plateformes de réseaux sociaux numériques, et une régulation au niveau européen, voire mondial.
[1] Le Monde, Violence des mineurs : les annonces de Gabriel Attal, 18 avril 2024
[2] NPR, America has a loneliness epidemic. Here are 6 steps to address it, 2 mai 2023
[3] https://francaisdanslemonde.fr/episode/avec-laure-pallez-de-retour-dun-voyage-academique-a-shanghai-parlons-de-la-societe-chinoise-en-2023/
[4] Les Echos, La Chine veut priver les enfants d’Internet à partir de 22 heures, 2 aout 2023, Raphael Balenieri