Nous sommes allés à la rencontre de Denis Ferré, professeur agrégé d’histoire, diplômé en sciences politiques. Denis enseigne dans le secondaire et dans le supérieur, en particulier pour la New York University. Entretien passionnant et très pédagogique, Denis est revenu pour nous sur des “mots valises” que nous entendons souvent comme Europe fédérale, souveraine etc. Ses livres sont essentiels en cette période électorale majeure pour l’avenir de l’Europe

Quel est votre parcours ?

Je suis né le 18 octobre 1965, dans une famille paysanne du sud de la Bourgogne. Je suis de la génération des Trente glorieuses et du baby-boom finissant. Et donc aussi du développement de la Communauté économique européenne. J’ai fait ma scolarité primaire à l’école publique du village. Je suis, parmi beaucoup d’autres, un pur produit de la méritocratie républicaine. C’est l’Histoire qui m’attirait. Quant à ma formation politique, elle se limitait à l’apprentissage de la « République au village », en voyant évoluer et en écoutant parler mon père, maire de la petite commune de Boyer de 1979 à 2001. Mon intérêt pour la démocratie vient sans doute de là. Après des études dans un IUT de Gestion, et à l’issue seulement d’un DUT, je me suis orienté vers la science politique en réussissant le concours d’entrée en deuxième année de l’IEP de Grenoble, dont je suis devenu diplômé en 1987. Toutefois, ma passion de toujours, l’histoire, contractée dès la petite enfance, ne m’avait pas quitté. C’est pourquoi j’ai voulu ajouter à mon curriculum deux années à l’Université des Sciences sociales de Grenoble jusqu’à l’obtention d’une maîtrise d’histoire contemporaine en 1989.

Issu d’un milieu modeste, et privé de ma bourse du fait de ma « réorientation», j’avais besoin de trouver un emploi et j’ai dû renoncer à entamer un 3ème cycle. J’ai opté pour une carrière d’enseignant et c’est muni du CAPES d’histoire-géographie, que j’ai pu enseigner pendant neuf ans en collège, puis, j’ai obtenu l’agrégation externe d’histoire en 1999 et ma mutation en lycée.

À partir de 2001, en plus de mes enseignements au lycée, j’ai été recruté sur le campus parisien de la prestigieuse New York University. Aussi, depuis 20 ans, je cumule les expériences d’enseignement dans des programmes universitaires américains (IES, St-John’s, Central College, Tufts, University of South California) et dans des lycées en me spécialisant autour des thèmes de la démocratie et de la construction européenne.

C’est à partir de 2020, à la faveur du confinement, que j’ai soudainement entrepris d’écrire des ouvrages de science politique et d’histoire, et des tribunes pour la presse (lemonde.fr, slate.fr). J’ai confié un premier manuscrit aux éditions Eyrolles qui m’ont fait immédiatement confiance. En 2023 ils publient « La démocratie française de la Révolution au 49.3 » et en 2024 « Les Français et l’Europe de Schuman à Macron ». J’ai plusieurs ouvrages en préparation, dont l’un sur les familles politiques françaises qui devrait sortir au printemps 2025.

Pouvez-vous nous présenter votre ouvrage ?

Le 29 mai 2005, un coup de tonnerre a retenti en Europe. Les Français venaient de rejeter par référendum le traité établissant une Constitution pour l’Europe. Que s’était-il donc passé pour que l’unité européenne subisse tout à coup un rejet au pays de Schuman, Monnet, Delors et Mitterrand ? Pour comprendre, il faut se poser quelques questions fondamentales. Qu’est-ce que l’Europe ? Qu’est-ce que l’Union européenne ? Quand et pourquoi la « construction européenne » a-t-elle commencé ? Et quel a été le rôle de la France dans ce processus ?

Cet ouvrage pédagogique, et que j’espère passionnant, permet de mieux cerner l’histoire et les enjeux de la construction européenne, et surtout de comprendre le fossé profond qui s’est creusé, à partir des années 2000, entre le projet européen tel qu’il a été conçu par nos dirigeants et l’Europe telle qu’elle est perçue par les Français, un malentendu à l’origine d’un véritable désenchantement.

Vous consacrez 170 pages à la France en Europe, votre approche est originale et devrait intéresser bon nombre de concitoyens électeurs. Pourtant, vous affirmez ne pas être sûr de voter aux prochaines élections européennes. Êtes-vous, vous aussi, un Français désenchanté ? Que reprochez-vous à l’Europe comme citoyen, vous qui la connaissez si bien ?

Vous ne trouverez pas dans mon livre cet aveu démobilisateur pour les électeurs. Vous l’avez trouvé dans un entretien publié dans un quotidien de la presse régionale, et je dois dire que, si j’ai reconnu ne pas savoir si j’allais voter le 9 juin, c’est bien le journaliste qui a choisi d’en faire le titre du papier. Je n’aurais pas mis cela en avant moi-même. Puisqu’il est l’heure des confidences, je lui avais aussi dit que si j’allais voter, je ne savais pas encore pour qui ! Permettez-moi de m’expliquer sur ces points avant de répondre au cœur de la question, celle du « désenchantement ».

J’ai suffisamment d’expérience pour savoir que les listes en présence qui se disputent nos suffrages en France manquent cruellement, et de crédibilité, et de sincérité. Pour une part, c’est dû au fonctionnement du Parlement européen et des institutions européennes en général. Nous ne votons pas en espérant l’application d’un programme qui serait issu d’une majorité parlementaire. Sans entrer dans les détails, le Parlement européen n’a pas un pouvoir suffisant pour « diriger » l’Europe. Le pouvoir est très dilué et plutôt mieux réparti sur la Commission et sur le Conseil que sur le Parlement. De plus, l’éparpillement des options politiques sur 27 corps électoraux nationaux et avec un scrutin assez strictement proportionnel, ne permet pas la constitution d’une « majorité » claire et limitée à une petite coalition (deux ou trois groupes parlementaires homogènes par exemple). C’est donc toute la lisibilité de l’élection qui fait défaut pour l’électeur. De plus, qui sera nommé à la tête de la future Commission européenne ? Cela dépendra autant, sinon plus, du consensus entre chefs d’État et de gouvernement que d’une assise majoritaire dans l’hémicycle strasbourgeois. Tout ça, l’électeur lambda ne peut pas le théoriser aussi bien que moi, mais il le ressent. Sa voix, il ne sait pas à qui il la donne, ni si elle aura une portée forte ou marginale. L’électeur sent bien que le Parlement européen est loin de son quotidien, qu’il est pléthorique (720 députés tout de même), que la part des élus français est limitée (81 sièges), que les députés ont peu de contrôle sur la Commission et sur les États. Quand une élection est sans enjeu ou sans enjeu clair, l’abstention est élevée, l’élection européenne en est le parfait exemple.

Par ailleurs, les partis politiques français accentuent cette impression de « à quoi bon ». Eux-aussi sont victimes de cette « marginalité congénitale » du parlementarisme européen et ils émettent des signaux négatifs envers les électeurs. D’une part, ce sont plutôt des « seconds couteaux » qu’ils envoient en campagne : Manon Aubry, pas Jean-Luc Mélenchon ; Valérie Hayer, pas Gabriel Attal ; Raphaël Glucksmann, pas Olivier Faure ; François-Xavier Bellamy, pas Éric Ciotti, etc. Souvent, ces têtes de liste sont des « minoritaires » ou des « atypiques » dans leur propre parti. Il n’y a guère que le Rassemblement National qui présente l’une de ses « vedettes », Jordan Bardella, et ça marche ! D’autre part, les discours de la campagne abordent prioritairement des enjeux nationaux, il est peu question d’Europe. Ceci parce que chacun se rôde pour 2027 et essaie de « partir en pôle-position ».

À droite, s’imposent les thèmes de l’immigration, et d’un certain retour à la souveraineté nationale. À gauche, la question du pouvoir d’achat et des droits sociaux, et maintenant de plus en plus du conflit israélo-palestinien. Pour la gauche, particulièrement pour les organisations membres de la NUPES, c’est l’équivalent d’une primaire qui se joue. Pour ma part, je ne trouve pas cela motivant. Ma sensibilité de gauche m’amène à m’interroger : dois-je voter en fonction du projet européen ou bien dans la perspective de l’établissement des rapports de force à gauche en vue de 2027 ? La tambouille politicienne « saute aux yeux » des électeurs. Pour répondre à votre question, ce n’est pas un désenchantement vis-à-vis de l’Union européenne qui est ici en cause, mais la perte de confiance dans la politique.

J’ajouterai encore un élément de contrariété quand il s’agit d’agir en électeur européen. Même en votant avec une pleine conscience des positions de chaque groupe parlementaire siégeant à Strasbourg, on ne peut être que troublé par le fait que certains de nos partis nationaux ne sont pas représentatifs du groupe auquel ils appartiennent dans l’hémicycle. Ainsi, les Républicains (au demeurant peu influents car très peu nombreux) ne sont pas en faveur de la reconduction de Mme Von der Leyen à la tête de la Commission, alors que le PPE l’a désignée Spitzenkandidatin (c’est-à-dire sa candidate au poste). Ainsi, les Verts français sont beaucoup moins pragmatiques que leurs homologues allemands et moins prêts à des concessions sur le « Green deal ». Comme vous le voyez, c’est le règne de la confusion, des faux-semblants et des arrière-pensées. En disant cela, suis-je donc un citoyen français désenchanté ?

Je pense que votre question veut dire désenchanté « par l’Europe ». Pour cela, il eut fallu que je sois un jour « enchanté ». Au risque de vous décevoir, cela n’a jamais été le cas. J’ai été, comme tout le monde dans ma génération, « européen » (j’ai voté pour la première fois, ayant atteint la majorité, aux élections européennes de 1984), au sens où je ne voyais que des avantages à maintenir de bonnes relations et à pratiquer des coopérations avec nos voisins. Au sens où rendre les voyages plus faciles d’un pays à l’autre, faciliter les échanges commerciaux, agir en concertation, tout cela me paraissait nécessaire et au fond, vital, à l’heure de la guerre froide. Il y avait la menace de l’URSS, il y avait la rude concurrence technologique et financière des États-Unis, du Japon. Le Sud de l’Europe vivait sous des dictatures, l’Est aussi. Au fond j’étais mitterrandien jusqu’à la chute du Mur de Berlin. Il y a eu de toute évidence un tournant majeur de l’Histoire au début des années 1990, et la construction européenne a pris ce tournant. J’en fais état dans mon livre : l’Europe élaborée à Maastricht est conçue comme une sorte d’aboutissement et le départ d’autre chose, plus ambitieux, plus global, plus intégral. Je n’ai pas commencé à déchanter, j’ai commencé à douter. Douter du chemin pris. Douter que nous avions encore la maîtrise de notre destin d’Européens. Nous étions des millions à concevoir ce doute. Au référendum sur le traité de Maastricht, 48.9% des Français disent « non », et les abstentions sont très nombreuses. Pour ma part, j’ai voté « blanc » écartelé entre mon âme d’Européen, pacifiste, internationaliste et mon sentiment de Français, patriote, souverainiste…en somme j’étais plus que jamais un républicain.

Le désenchantement, ou en tout cas, la désillusion devant les promesses non-tenues est venue après pour nombre de nos concitoyens. C’est mon hypothèse. L’Europe c’était la paix et voilà que l’ex-Yougoslavie était un champ de bataille, l’Europe c’était la démocratie et voilà qu’on ne décidait plus nous-mêmes de notre politique commerciale, monétaire et même budgétaire (les si décriés « critères de Maastricht »). L’Europe ce devait être, après celle des commerçants (Acte unique de 1986) et celle des financiers (traité de Maastricht), celle des citoyens avec l’avènement de « l’Europe sociale » annoncée par Delors et Mitterrand : on n’en vit jamais le début du commencement ; pire : la directive sur les travailleurs détachés mit « le feu aux poudres ». L’Europe ce devait être une meilleure compétitivité face aux grandes puissances économiques dans la mondialisation. Il n’en fut rien non plus, croissance atone et retards technologiques ont affaibli l’Union européenne. Donc, oui, pour ceux qui avaient placé beaucoup d’espoirs dans l’unité européenne, le compte n’y était pas. Le vote des Français, négatif cette fois en 2005, en fut la traduction électorale ; d’autant que dans le même temps les institutions et les États-membres peinaient à « approfondir » mais continuaient à « élargir » : méga-élargissement de 2004, perspective d’entrée de la Turquie, promesses faites aux pays des Balkans occidentaux.

Est-ce que je reproche quelque chose à « l’Europe », en tant que citoyen ? Du strict point de vue du citoyen, l’Union européenne (car c’est d’elle dont il s’agit) est un non-sens. Cette formule laconique, ce n’est pas de l’hostilité de ma part, c’est un constat. Dans mes deux ouvrages, la problématique démocratique revient. L’Union européenne, c’est déléguer les souverainetés nationales, au moins en partie, sauf à revenir à de la pure coopération, ce qui n’est le projet de personne. Or, la souveraineté nationale est l’expression de la démocratie représentative. Elle est exercée par des élus désignés démocratiquement par des citoyens formant un corps civique national. Je ne connais pas d’autre définition contemporaine de la démocratie. Si un jour, on transfère toute la souveraineté au niveau supranational européen, et que les élections se font à cette échelle, et que les populations se reconnaissent dans ce grand corps civique, alors la démocratie aura changé d’échelle, mais ce sera encore de la démocratie. Il est bien évident qu’on n’en est pas arrivé là, et même que peu de gens souhaitent en arriver là (à ce stade). Il est facile de comprendre qu’alors, les États-nations européens auront cessé d’exister et que l’Union sera devenue un État, les États-Unis d’Europe par analogie avec ceux d’Amérique.

Je ne dis pas « c’est la faute à l’Europe » ou à ses dirigeants passés ou actuels si l’UE n’est pas assez démocratique. Mon malaise vis-à-vis des élections du mois de juin s’explique évidemment par cette tare congénitale de la construction européenne. Mon livre explique que beaucoup en sont conscients et beaucoup cherchent (depuis 30 ans au moins) des solutions. Déjà la décision d’élire le Parlement européen au suffrage universel direct prise en 1974 (pour les élections à partir de 1979) allait dans ce sens. Puis, on a augmenté sensiblement les pouvoirs du Parlement, puis on a proclamé une « citoyenneté européenne », puis adoptée une « Charte des droits fondamentaux », et créé une procédure d’initiative citoyenne. Mais rien n’y fait. J’essaie de le démontrer : les propositions actuelles émanant de responsables politiques ou de spécialistes de la science politique vont se heurter au même problème, in fine : il n’y a pas d’espace civique européen commun.

Pouvez-vous expliquer le distinguo entre « souverainistes » et « fédéralistes » ? Selon vous, où se trouve le curseur en France ? N’existe-t-il pas une troisième voie ?

Pour faciliter la compréhension de ce que peut être ou devenir le projet européen, et ceci dès son origine, il est commode en effet de faire ce « distinguo ». Cela ne pose pas de problème de définir le fédéraliste européen. C’est celui qui voudrait une Union européenne à l’image des États-Unis d’Amérique, c’est-à-dire que l’Union devienne un État fédéral. C’est au fond le projet de Schuman et Monnet, même si pour y parvenir, ils utilisent des méthodes très concrètes et limitées, par exemple avec la mise en commun des ressources que sont l’acier et le charbon en 1950. La qualification de « souverainistes » est plus ambigüe parce qu’elle peut désigner tout à la fois ceux qui veulent placer la souveraineté au niveau européen, auquel cas le mot devient synonyme de fédéralistes : c’est l’appel répété du président Macron à une « Europe souveraine » ; et, paradoxalement ceux qui veulent laisser la souveraineté aux États, comme en son temps le général de Gaulle, ce qui revient à concevoir une Union très lâche et surtout au fonctionnement interétatique, chargée d’organiser des coopérations et rien de plus. Dans mon livre, je préfère réserver le terme de « souverainistes » à ces derniers. C’est une approche plus conservatrice qui garde la souveraineté là où elle a toujours été depuis l’apparition des États modernes. Ce que je reproche au président Macron par exemple, c’est de parler d’Europe souveraine sans jamais évoquer l’idéal fédéral qui est quand même l’aboutissement logique du concept. Sa future prise de parole dans la campagne des Européennes de 2024 risque bien d’accentuer ce non-dit, alors qu’il y sera tout de même question de faire de l’UE une « puissance ».

Il est bien difficile de « placer le curseur » entre les deux visions. Justement parce que beaucoup « avancent masqués ». Macron et ses soutiens n’utilisent pas le mot tabou de fédéralisme : ce serait avouer qu’on va défaire la France, pour faire l’Europe. Les souverainistes du Rassemblement National ne disent jamais qu’ils dénient à l’Union le droit de décider par-dessus les gouvernements nationaux : ce serait faire craindre qu’on va détruire/quitter l’Europe.

Une autre raison qui rend la démarcation difficile à établir, c’est que dans certains mouvements politiques, on n’est pas clair sur le sujet. On est en fait divisé, les deux options cohabitent ; les choix de 2005 lors du référendum sur la « Constitution européenne » l’ont révélé au grand jour : les socialistes se sont déchirés (rappelons que des leadeurs importants comme Laurent Fabius ou Arnaud Montebourg ont voté « non »). Dans d’autres mouvements, on a en fait toutes les nuances entre pur fédéralisme et pur souverainisme. La contradiction a été longtemps camouflée par le concept de « fédération d’États-Nations » forgée par Jacques Delors et repris par Lionel Jospin en 2000. On aborde là ce que vous définissez comme une troisième voie.

La voie médiane, la moins radicale mais qu’il est de plus en plus difficile à tenir ! C’est un entre-deux dans lequel, de fait, l’Union se trouve depuis au moins le début des années 1990. C’est l’UE d’aujourd’hui. Des politiques sont intégrées, c’est-à-dire communes à tous les pays membres et menées par les institutions européennes : la politique commerciale (les maintenant très critiqués traités de libre échange par exemple), la politique monétaire (au sein de l’Union économique et monétaire dans la zone euro), une petite partie de la politique migratoire (le pacte migration et asile), de la politique environnementale (le pacte vert), tandis que d’autres domaines restent l’apanage des gouvernements nationaux : la fiscalité, les régimes sociaux, la défense, etc.

Il y a des « compétences exclusives » de l’Union et des « compétences d’appui » pour lesquelles l’Union n’intervient qu’en appui des États et seulement si ceux-ci le désirent (et entre les deux, toute une série de « compétences partagées »). C’est dans le traité de Lisbonne.

On voit donc que l’UE fonctionne déjà comme un hybride, entre supranationalité et respect des souverainetés nationales. La formule « fédération d’États-Nations » recouvre une réalité déjà présente mais insatisfaisante pour les fédéralistes : on n’est pas allé assez loin ; et pour les souverainistes : on est allé trop loin. On est en quelque sorte « au milieu du gué ». Au-delà de la contradiction contenue dans la formule, qui tient de l’oxymore, peut-on en rester à ce stade de la « fédération d’États-nations » ? Ce serait au fond adopter la « troisième voie ». On comprend la position inconfortable que cela représente et le peu d’enthousiasme à défendre ce statu quo devant l’électeur. De plus, la montée des tensions internationales rend plus nécessaire que dans la période précédente, l’affirmation d’une forme de puissance. Doit-elle être obtenue au prix de la disparition des États libres et souverains ? Ou bien faut-il mieux, quand on est un État assez grand et avec des arguments économiques, diplomatiques et militaires (comme la France) se replier sur ses bases ?

Le président Macron cherche néanmoins une troisième voie quand il suggère une Europe à plusieurs vitesses, avec des pays qui iraient ensemble plus loin que les autres dans le partage de souveraineté. Il reprend en ce sens une proposition de François Mitterrand, qui parlait de « cercles ». Mais peu importe, au final c’est, même sous format réduit, vouloir une Europe intégrée, supranationale, donc une sorte de fédéralisme. Quel que soit le bout par lequel on prend le problème, on n’a pas de troisième voie autre que temporaire, mal ficelée, chaotique, et incapable de répondre aux défis contemporains : les citoyens n’y trouveront pas la satisfaction de leurs besoins de protection, d’égalité, de liberté, et pour tout dire de souveraineté démocratique.

Quelle différence établissez-vous entre l’Europe atlantiste et l’Europe continentale ? Où se situe le curseur de l’opinion publique en France en 2024 ?

C’est une différence bien connue, d’autant qu’elle s’affirme dès les débuts de la construction européenne, quand, en 1954, la mise sur pied d’une Communauté européenne de la défense échoue de justesse. Les années 1960, avec la position du président de Gaulle qui quitte le commandement intégré de l’OTAN (l’Alliance atlantique sous leadership américain) et l’acquisition de l’arme nucléaire par la France sont parcourues par cette question assez existentielle : faut-il s’en remettre aux Américains ou s’assumer en Européens indépendants en matière de défense et de sécurité collective ? On sait que le choix a été, guerre froide oblige, de se tenir sous « le parapluie américain », et l’occasion d’en sortir après la chute du communisme en Europe, au tournant des années 1980-1990 n’a pas été saisie, parce que tous les anciens pays satellites de l’URSS ont voulu d’urgence intégrer cette alliance occidentale qui les préserverait d’un éventuel retour en force de l’URSS ou plus simplement de la Russie impérialiste. Les partisans d’une défense autonome, spécifiquement européenne arguent qu’être alliés à l’oncle Sam impose d’y être assujettis, et c’est un argument à entendre. Nous sommes assujettis stratégiquement, financièrement et matériellement. Dans cette situation, rêver d’une puissance propre, avec une autonomie stratégique et le développement d’une industrie militaire purement européenne est une chimère. Seulement, à toutes les époques, les propositions d’émancipation vis-à-vis de la protection américaine se sont heurtées aux deux avantages considérables de l’Alliance atlantique : l’efficacité et la moindre dépense. La défense du continent par les seuls États du continent, peut être appelée « l’Europe continentale » (qui exclut à priori le Royaume Uni très attaché à son lien avec les États-Unis et qui en dépend pour sa force nucléaire). Mais on désigne ce concept généralement par « Europe de la défense ».  À vrai dire, depuis au moins de Gaulle, c’est un projet de la France. Mais jamais aucun gouvernement français n’a pu convaincre ses partenaires européens de s’y engager vraiment !

Les Français prêchent dans le désert parce que tout pas en avant vers une défense proprement européenne risque d’écorner l’OTAN, et que de surcroît aucun autre pays membre de l’UE ne peut compter sur la possession d’armes nucléaires. L’appartenance à l’OTAN, c’est pour les autres pays d’Europe leur dissuasion, l’équivalent de notre bombe atomique ; et la Finlande comme la Suède l’ont bien compris en adhérant après l’invasion russe en Ukraine. En somme, les Français sont les seuls Européens à avoir ce luxe de pouvoir « bouder » l’OTAN.

Cela permet l’expression chez nous d’un anti-américanisme qui par ailleurs a ses racines propres. L’héritage gaulliste qui nous a habitués à la recherche de l’indépendance nationale joue aussi, mais nous ne pouvons pas « penser pour les autres ». L’OTAN mesure régulièrement depuis 1949, le degré de confiance des opinions publiques dans l’Alliance atlantique. Traditionnellement, les Français font moins confiance à l’Organisation que les autres peuples. Surtout une minorité plus forte juge notre appartenance « plutôt négative ». Toutefois, dans l’étude menée en 2023 et qui demandait aux personnes interrogées : « dans le contexte de la guerre en Ukraine, diriez-vous que la participation de la France à l’OTAN est plutôt une bonne ou une mauvaise chose », 52% ont répondu « plutôt une bonne chose » et seulement 19% « une mauvaise chose »1. Lucides, les Français constatent que l’Ukraine n’avait pas la protection otanienne, laquelle aurait retenu Poutine d’agir ; pragmatiques, ils comprennent que la France et ses partenaires de l’UE n’ont pas les moyens et l’organisation pour tenir sans les Américains, s’il fallait demain aller plus loin dans l’aide apportée aux Ukrainiens.

Propos recueillis par Laure Pallez

Denis Ferré, Les Français et l’Europe, de Schuman à Macron, entre rêves et réalités, éditions Eyrolles, mars 2024.

  1. Source: Statista 2024, étude publiée en février 2023, effectuée sur 1002 personnes de 18 ans et plus, les 8 et 9 février 2023. ↩︎

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